La rhétorique en procès VII

6. LE POEME ET LA FIGURE

 

Si la figure sert de procédure logique dans la pensée, elle est style pour l'écrivain. Mais l'écart entre le signifiant et le signifié qui la définit procède de la métaphysique et de la théologie du signe. En ce sens, elle est ce qui s'oppose le plus à l'historicité intrinsèque du poème. La critique que Henri Meschonnic élabore de la rhétorique néo-aristotélicienne retrouve sur ce point les valeurs sémantiques et historiques du mot et de la notion de figure. L'exposé philologique donné en 1944 par Erich Auerbach (Note 27) montre que son histoire commence surtout avec l'hellénisation de la culture romaine. D'abord synonyme de forma, figura désigne une apparence, un semblant. Cicéron et l'auteur du Ad Herrenium sont les premiers à l'employer techniquement dans un sens rhétorique puis Quintilien distinguera le trope de la figure. A leur époque déjà, la figure a le sens de copie, de modèle, valeur néo-platonicienne qui se maintient dans la patristique chrétienne. Désignant un événement prophétique annonçant ce qui devait arriver, le terme dans les épîtres de Saint Paul est synonyme de umbra et imago puis devient l'équivalent de allegoria chez Tertullien. Ainsi la figure s'oppose-t-elle à la veritas. Il n'est pas sûr, historiquement, que la rhétorique se soit délesté de cet idéalisme métaphysique : risquer aujourd'hui une lecture rhétorique du poème, c'est risquer peut-être une lecture théologique. Cette métaphysqiue et cette théologie s'avouent explicitement dans l'épigraphe pascalienne que Gérard Genette donne à Figures : " Figure porte absence et présence, plaisir et déplaisir ", extrait des Pensées (XIX, 265, éd. Lafuma) qui porte sur la loi juive et l'alliance chrétienne. La figure occulte l'essence et y réfère en même temps. Elle est tournée vers un signifié transcendantal : Dieu comme vérité, unité et fondement du sens. L'herméneutique figurale que réactualise la rhétorique moderne est un primat du sens contre la spécificité irréductible du signifiant. Culturellement, elle prend ses racines dans l'univers grec et se prolonge dans l'ère chrétienne. Sur le plan du signe, il n'y a pas de rupture entre paganisme et christianisme ; en revanche, Meschonnic récuse absolument l'idée de judéo-chritianisme, pur produit de l'exégèse tropologique qui, en différenciant le christianisme du judaïsme, a conduit moins à une réciprocité entre deux cultures qu'à la décomposition de l'anthropologie juive, en ouvrant de surcroît à l'antijudaïsme. De Saint Paul à Erasme jusqu'à l'antisémitisme moderne à la fin du XIXème siècle, le paradigme théologique du signe inhérent à l'herméneutique figurale, avec ses variantes, ses nuances et ses contradictions, a maintenu ce point de vue idéologique. C'est là aussi que s'inscrit la politique de la rhétorique. " Le signifiant, le rythme, le poème, le juif sont les occultés du signifié, du sens, du signe, du grec-chrétien " (JSE, p.88). Il est remarquable sur ce point que le report des catégories rhétoriques dans les traductions de la Bible aient gommé la spécificité du signifiant dans le texte hébreu et par là la judaïté comme valeur culturelle et éthique. Ainsi les passages en vers et en prose, dualité radicalement étrangère au texte hébreu. C'est aussi à partir de Robert Lowth (1753) que les traducteurs ont formalisé le verset biblique par le parallélisme, " substitut de la métrique " et " idée grecque, et métrique, de la poésie " (CR, p. 469), rhétorique et non poétique de la Bible. On ne saurait mieux situer les limites culturelles - un ethnocentrisme - de cette rhétorique universelle dans les études de lettres. Auto-affirmation, la rhétorique est une négation de l'altérité et de la pluralité (Note 28).

S'il est un conflit entre le poème et la figure, ce n'est pas seulement parce que l'un est tourné vers l'histoire quand l'autre regarde vers le sacré mais bien parce que la figure occulte le rythme. Elle identifie la poésie à une pratique visuelle, à l'image et à l'imaginaire, à la représentation (la figure fait voir) et masque la part orale, auditive du poème. C'est naturellement que la poétique privilégie la prosodie comme la rhétorique la figure, le lexique, le registre. Contre le primat au XXème siècle de l'image et spécifiquement de la métaphore, Meschonnic réhabilite la syntaxe et le rythme. Sa lecture de Michel Deguy en est le cas le plus frappant. Alors que le poète de Biefs et Ouï-dire valorise une pensée figurale proche des méditations phénoménologiques orientées vers un questionnement métaphysique, le rythmicien note : " Le travail du langage est une prise sur le monde. Celle de Michel Deguy est multiple. Elle est syntaxière, dans la variété de ses modes " (PSR, p. 165). Les poésies minimalistes comme chez André du Bouchet, très marquées par l'expérience mallarméenne du Coup de Dés se tournent davantage en effet vers une rhétorique lexicale que vers une syntaxe du continu (espacement des mots, phrases brèves occupant la page entière). Pour Meschonnic, cette rhétorique contemporaine de la poésie est substantialiste et théologique, liée à l'interface entre mots et choses, figures et monde dans un rapport de déprise, de vacance ou de manque entre langage et réalité. Cet héroïsme négatif du poète contemporain contribue à l'absence d'une conceptualisation du rythme et par là, d'une conceptualisation du fonctionnement spécifique des facteurs rhétoriques dans le poème. Si une oeuvre est moderne parce qu'elle est l'invention d'un mode de dire inouï, elle est aussi une réinvention de la syntaxe, du rythme, de la prosodie comme du rapport de la figure ou du mot au discours. Ce problème est tôt apparu avec le futurisme italien, esthétique fondée sur l'image comme analogie. Son discours entretient un rapport mimétique avec le monde, c'est une poétique cosmique et métaphysique. Sa rhétorique exalte la violence, l'énergie du monde urbain, la guerre, la brutalité. Les métaphores appositions, par exemple, y sont prédéterminées " idéologiquement : homme-torpilleur, femme-rade, foule-ressac, porte-robinet " (CR, p. 488). Cette rhétorique de l'image s'accompagne d'une déconstruction de la syntaxe et, subséquemment, du rythme : " détruire la syntaxe, c'est détruire le rythme " (ibid., p. 487). Des métaphores aux harangues guerrières, cette " rhétorique du combat " (p. 493) fait une énonciation du collectif, du groupe contre le je et se prolonge en techniques d'intimidation, en expéditions punitives. Avant même de rejoindre Mussolini, le groupe de Marinetti par sa pratique du langage centrée rhétoriquement sur l'image construit une politique fasciste.

Toute rhétorique n'est bien sûr pas une politique fasciste mais contribue fortement à l'éviction du rythme, et du sujet comme opérateur historique de la valeur. Le lien entre figure et valeur ne peut donc être qu'une subjectivation de la figure, sa mise en discours. Le discours par lequel se définit le poème est à l'origine une notion rhétorique (oratio). C'est Emile Benveniste qui en déplace la valeur en linguistique puisqu'il y voit la réalisation dialectique de la langue et de la parole. Si, empiriquement, la langue est dans le discours, ce dernier ne peut plus s'identifier à la parole. D'où une double conséquence pour le poème. Puisque le discours réalise la langue, il en contient les signes, mais comme discours, est irréductible à cette sémiotique : il appartient au domaine sémantique. Dans Sémiologie de la langue où s'élabore cette distinction, le linguiste ajoute que la langue sert d'ailleurs d'interprétant à des systèmes sémiotiques différents. Si " la langue est le seul système dont la signifiance s'articule ainsi sur deux domaines " (sémiotique et sémantique), d'autres systèmes ont " une signifiance unidimensionnelle ". En particulier, les expressions artistiques pour Benveniste relèvent d'une " sémantique sans sémiotique " (p. 65, éd. déjà citée). Meschonnic radicalise ce point de vue en considérant l'art du langage comme sémantique sans sémiotique. Cette sémantique est une subjectivation. Si tout discours implique un je, le sujet de la linguistique de l'énonciation n'est encore selon lui qu'un sujet grammatical, lié au paradigme morphématique des personnes. Le poème est la réalisation maximale de la subjectivité, non en tant qu'il présente la marque de première personne, mais parce que le système de discours dans son entier est déictique. Le poème comme tout discours est subjectivation des catégories de la langue mais subjectivation maximale du discours lui-même car, si chacun est sujet de son discours, tout le monde en parlant ne crée pas de poème. C'est le sujet qui fait valeur : un poème est l'invention d'un sujet. Si le discours est intégralement déictique, cette valeur ne saurait être qu'historique et son caractère spécifique est d'être unique.

Tandis que la rhétorique présuppose la valeur sans la démontrer, la poétique postule une théorie de la valeur sous un double aspect. Elle reprend à Saussure l'idée de valeur comme différentiel interne d'un système, déplacé ici sur le plan du discours et non plus de la langue puisque c'est lui qui fait système. Meschonnic rappelle justement que dans les Sources manuscrites du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, éditées par Godel, le théoricien génevois montre que " depuis le système, nous arrivons à l'idée de valeur, non de sens " (cité dans SP, p. 216). La valeur supplante la notion de sens mais aussi de forme dans laquelle Saussure voyait le principe de la langue par opposition à la substance, tel qu'en témoigne le Cours. Cette différentielle interne ne définit pas pour autant le signe selon un mode d'être purement négatif, n'ayant de valeur que par ce qui lui est extérieur. Le négatif " n'est vrai que du signifié et du signifiant pris séparément : dès que l'on considère le signe dans sa totalité, on se trouve en présence d'une chose positive dans son ordre. " (Sources manuscrites, SP, id.) La valeur négative par les différences " devient positive grâce à l'opposition, par le voisinage, par le contraste " (id.) Il y a une dialectique du positif et du négatif dans la valeur : le maintien chez les rhétoriciens d'un seul de ces deux aspects favorise la dissociation forme / sens et présupposant, négativement ou inconsciemment derrière la forme, la substance, amorcent un " retour à l'abstraction théologico-instrumentaliste " (SP, p. 216). Le report de la théorie saussurienne de la valeur sur le discours poétique rend indissociables sujet, valeur et historicité. Le deuxième sens du mot valeur est l'ancienne question esthétique, celle du beau, la qualité littéraire d'une oeuvre. Mais ces " deux sens se tiennent, sont l'effet l'un de l'autre " (PR, PS, p. 141). Les notions conjuguées de système et de différentiel historicisent le beau et, inversement, les notions de qualité et de beau impliquent l'idée de singularité et de singularisation de la différentielle interne. Cette idée de rapports réciproques indéfinis dans un système engage de fait l'idée du caractère infini de la valeur, l'aspect indéfiniment réénonçable d'une oeuvre. Si la question de la rhétorique fut un temps celle de l'esthétique (la beauté), aujourd'hui, celle de la littérarité des formes, d'un texte, celle de la poétique est la modernité.

La modernité de la figure est la disparition de la figure. Intégrée au système du poème, elle n'est plus de style mais devient un langage subjectif en ce qu'il est " l'historicité des transformations du voir, du penser, du sentir, du comprendre " (PR, PS, p. 551), toutes catégories de conscience converties en catégories éthiques. La défiguration de la forme rhétorique n'est pas une anti-rhétorique mais consacre le transfert du rhétorique au poétique dont l'anti-rhétorique ne constitue qu'un cas particulier. La figure d'un poème n'est poétique que si elle révèle l'activité subjective de ce poème. Unité inférieure au texte, elle est doublement organisée et organisatrice. Construction du discours en interaction avec la syntaxe, la prosodie, le lexique ou le rythme, elle organise aussi le discours. Le rapport entre le poème et la figure est ce double travail de contrainte. Ce n'est pas seulement une unité distributionnelle mais aussi intégrative : elle est signifiée négativement dans son rapport aux autres constituants du texte mais prend positivement sa valeur par cette relation même. Sans cet aspect différentiel, la figure reste rhétorique : " toute image n'est pas poétique. Celle de “rideau de fer”, lancée par Churchill, est rhétorique " (PR, PS, p. 395). S'il existe une figure poétique, c'est en tant qu'il " n'y a plus de figure. C'est pour la rhétorique qu'il y a figure. La figure n'est que son produit. Le poème est ce qui réalise les figures, démétaphorise les métaphores " (ibid., p. 442). La valeur systématique d'une figure tient à son caractère unique, elle n'a de valeur - cette valeur-ci - que dans ce poème-ci. La figure qui, rhétoriquement, reste identique sur le plan morphologique (tapinose, énallage), sur le plan structurel (X de Y pour tel type de métaphore), d'un discours à un autre, change radicalement de valeur, que l'unité de ce discours soit un poème, une section ou un chapitre, une oeuvre entière. Le poème est une spécification de la figure : à chaque poème son sujet, à chaque oeuvre sa figure, identique et toujours autre. Certes, " saisir une écriture [...] c'est inévitablement en partie retenir une rhétorique " (EH1, p. 164) mais c'est inéluctablement voir comment une rhétorique devient écriture. Il ne suffit donc pas de relever les figures majeures ou fétiches d'un auteur ni les cataloguer (ce qui n'a aucun sens) ; l'inventaire rhétorique est une démarche de nomination et d'identification qui va jusqu'à classer des espèces rares et exotiques inutilisables : diatypose, synchyse, conglobation, antéisagogue, hystéron-protéron, paryponoïan, homéoptote... En quoi la figure est-elle vision chez Hugo ? Les répétitions lexicales, notamment de grand et sombre marquent la démesure, une écriture de la totalité et de la continuité. La rhétorique hugolienne est sous le signe de Babel : tout dire (EH1, p. 197). Dans les Chants du crépuscule, l'anaphore de puisque marque une expansion du poème : " Puisque j'ai mis ma lèvre à ta coupe encor pleine " (XXV), " Puisque mai tout en fleurs dans les prés nous réclame " (XXXI) ou " Puisqu'ici-bas toute âme... " (XI) ; le puisque " porte tout le poids du Dieu inconnu. Sa causalité implicite ne tient que par l'ordre divin que Hugo reconnaît et accepte sans raisonner " à la différence de parce que. Cette anaphore manifeste que " la rhétorique du continu est une rhétorique du bonheur " (EH1, p. 198). D'unité transcendante (de langue), la figure devient unité empirique : elle possède une fonction et un fonctionnement. Mais sa nature unique et systématique vient de son interaction avec la prosodie et le rythme.

Son caractère de non-figure vient de son intégration dans l'oralité du poème. Elle ne s'annule pas en ce qu'elle redeviendrait soudain littérale mais en ce que le rythme et la prosodie motivent la figure. L'intérêt pour Meschonnic du Surréalisme tient justement à ce qu'il a mis fin à la rhétorique post-aristotélicienne de l'ornement. S'il y voit le fonctionnement d'une certaine " littéralité " (PP1, p. 111), vocable archaïque qui ne peut que décentrer et maintenir l'antique dualisme, le terme disparaît cependant sous sa plume après Ecrire Hugo. L'enjeu de ce qu'il baptisait jadis littéralité traduit en réalité une récusation de la nature analogique de la figure et particulièrement de la métaphore. La concevoir comme similarité, ressemblance même en y incluant des différences, entre deux ou plusieurs termes, c'est faire oeuvre d'idéalisme (découvrir des correspondances dans le langage qui préexistent dans le monde). La comparaison qui, à la différence de la métaphore suppose la présence d'opérateurs de ligature entre les termes conjoints (tel que, ainsi, comme, de même...), par " son pouvoir de retardement " (PP1, p. 122) rend compte de l'aspect plutôt syntagmatique qu'analogique de toute métaphorique, syntagmatique extensible aux processus figuraux en général. La métaphore est syntaxe et rythme. On en connaît d'ailleurs plusieurs types : X de Y, complément déterminatif, " l'aube de leurs seins se lève ", Eluard, Amoureuses, A toute épreuve ; X est Y, relation attributive, " Jacques Chirac est un singe " ; X, Y, relation appositive, " les yeux, miroirs de l'âme " sans parler des problèmes de présence ou absence du comparé ou du comparant. Mais c'est encore là un statut, une structure de la figure : la métaphore s'organise selon l'axe paradigmatique et syntagmatique, contrairement à ce qu'avançait Jakobson, parce qu'elle est auditive. Meschonnic aime à citer cette phrase d'André Breton tirée de La Clef des champs : " Je me suis élevé déjà contre la qualification de “visionnaire” appliquée si légèrement au poète. Les grands poètes ont été des “auditifs”, non des visionnaires. Chez eux la vision, l'“illumination” est, en tout cas, non pas la cause, mais l'effet " (PP1, p. 103). Phonèmes et accents dans une figure ne sont pas des éléments de langue, un / a / ou un / f / irréductibles à la construction tropologique qui vectoriserait à elle seule le sens (des effets de hasard) : ils fondent la figure. Ignorer dans la morphologie rhétorique les prosodies qui en sont constitutives, c'est aussi par ce biais ignorer la matérialité de la figure.

On prendra deux exemples ici, en vers et en prose. Dans cet énoncé de Théophile de Viau extrait de Pour une amante captive (Note 29) : " Souffriray-je ô Thirsis mon coeur gelé de crainte ", rhétoriquement, le coeur gelé opère un retournement des métaphores galantes du siècle, celles du feu, des flammes, de l'ardeur amoureuse. C'est par là que le poème est le plus daté. Poétiquement, le réseau consonantique du syntagme motive la métaphore : coeur / crainte avec diminution de c - r à cr. Le / r / s'établit dans " souffriray-je " et culmine dans le nom aimé " ô Thirsis ". La consonne initiale de " gelé " s'intègre dans un paradigme qui dit la saturation subjective : dois-je / je puisse / soulagement / souffriray-je / coeur gelé / j'ay / tousjours / je crois / je serois / subjet. La métaphore n'est pas isolée, elle prend sa valeur dans une série prosodique du pathétique puisqu'elle décrit toutes les modalités de l'être (devoir, pouvoir, croire, avoir, être), leurs limites, et l'oscillation durative du je entre le mal et l'espoir de sa cessation. Le je est " subjet ", sémantique de l'assujettissement, le je est objet, soumis, mais par la multiplication des pronoms qui fait une hypersubjectivité, il est aussi l'objectivation de soi et de son mal. Il en va du rythme comme de la prosodie qui n'est qu'un cas particulier de la rythmique d'un discours. Comme dans ce passage de Noces d'Albert Camus où le narrateur découvre la basilique chrétienne Sainte-Salsa :

Les deux métaphores " la mélodie du monde " et " chiens blancs " sont suraccentuées. Le premier syntagme est saturé du fait des accents de groupe et des accents prosodiques de nature consonantique (les / l /, les / m / et les / d / ) qui, par contiguïté, constituent une série de contre-accents*, ce qui rend pertinent l'accent sur -de dans " monde " où la consonne joue un rôle et non le -e- posttonique. La suite des deux monosyllabes dans le deuxième syntagme engendre le contre-accent rythmique. Cette motivation des métaphores fait l'alliance entre la nature, le cosmique, l'animal et l'humain. Camus est ici une écriture de la sensualité qui mêle regard (contre-accent rythmique-prosodique sur " regarde par ") et écoute (la mélodie) : le sujet s'épanouit et se livre au monde dans un rapport de fraternité. C'est une poétique du bonheur. L'organisation rythmique de la métaphore musicale du monde génère le paradigme prosodique en / m / qui par delà l'extrait associe ma respiration - tumultueux du monde - parmi les odeurs - somnolents - mon coeur - sa mesure - mon coeur se calmait - je m'intégrais - je m'accomplissais - me réservait - mesurent - ses murs - exhumés - des morts - le moment - mais chaque fois - mélodie du monde - la mer - mètres - sommet - largement - matin. Cette série signifiante explicite la métaphore de l'harmonie acoustique du bonheur. Elle construit la dialectique entre les énergies contradictoires de l'univers (mort et vie), le mouvement et la quiétude, la finitude de l'espace et l'illimité, le moi et le monde. Cette rythmique intègre la métaphore dans une éthique de l'équilibre, à la fois élargissement, ouverture et maîtrise de cette dynamique : une éthique de la mesure. Cette prosodie fait ce que seulement quinze ans plus tard découvrira L'Homme révolté. A elle seule la métaphore, comme signe ne peut l'accomplir : elle est du dit, elle devient du faire par le rythme et la prosodie.

Aussi rythme et prosodie font une critique de la figure qu'une anti-rhétorique de la démotivation, de la délexicalisation ou de la réactivation du sens métaphorique ne peut faire (Note 30). L'anti-rhétorique reste une rhétorique. Pour autant, le rythme et la prosodie peuvent-ils rendre compte absolument des figures ? On peut reprocher à Henri Meschonnic, pris dans les débats d'époque, d'avoir presque exclusivement focalisé son attention sur la métaphore. L'équivalence qu'il établit souvent, même avec les nuances, entre métaphore et image montre combien son anti-rhétorique reste soumise au problème de l'analogie, et de PP1 à PR, PS, s'en écarte peu. S'il est vrai que certaines figures sont étroitement liées à la syntaxe comme l'anacoluthe, le zeugma ou encore la trajection, la synecdoque et la métonymie, par exemple, sont des tropes essentiellement intelligibles en termes logiques (contenant / contenu ; cause / effet...) Est-ce pour autant revenir régressivement à l'analyse morphologique de la figure que d'envisager le problème sous cet angle ? Cette question est double. La démarche rhétorique reste foncièrement dictionnariste mais le poéticien aurait dû relever que certaines figures sont directement rythmiques. C'est le cas de l'épitrochasme qui se définit comme une suite de mots brefs juxtaposés et implique de fait des phénomènes contre-accentuels. Rabelais en a largement usé. Ainsi dans ce passage d'Alfred de Vigny, Stello, XVII :

(Note 31).

Il est vrai que la rhétorique en fait moins une sémantique qu'une technique expressive. Un cas différent serait celui des variétés de répétition, qu'elles se nomment polyptote, épiphore, épanode, épanaphore, épizeuxe ou encore épanadiplose. La répétition est une variante du rythme. Meschonnic semble négliger cet aspect dans la mesure où la répétition constitue un rythme fondé sur la symétrie, le parallélisme ou la régularité. Ce rythme rhétorique ressemble davantage à une métrique du discours pris dans un sens large qu'à une rythmique comme organisation continue des accents. Mais si la poétique pose comme principe la pluralité du rythme, elle est obligée d'y intégrer de tels phénomènes. L'épizeuxe (conduplication), par exemple, comme répétition de mots ou groupe de mots dans le mouvement syntagmatique est triplement rhétorique, syntaxique et rythmique. Il faut donc corriger Meschonnic sur ce point puisqu'il semble privilégier un point de vue unilatéral en dépit de ses affirmations. La notation rythmique que l'auteur propose de l'explicit du Voyage au bout de la nuit témoigne assez bien de cette partialité :

Il n'y a pas à revenir sur la suite de contre-accents notés 1-2 ou 1-2-3 par Meschonnic. On a ajouté en 1 les accents portant sur la conjonction de coordination " et ". En effet, il n'y a pas seulement dans ce texte " une rhétorique excédée de l'excès " (CR, p. 518). La conjonction marquée qu'oublie de noter l'auteur est un fait de syntaxe (polysyndète), de rhétorique (anaphore) et de rythme (attaque vocalique*). Contrastant avec le / /, le / e / organise bien sûr un syntagme de la démultiplication énumérative mais intègre paradigmatiquement " le remorqueur a sifflé ", " son appel a passé ", " l'écluse " et " les péniches " dans le même extrait que cite Meschonnic : les éléments du réel industriel et commercial et les éléments perceptifs, à la fois l'aspect collectif d'emportement, d'englobement et la dynamique moderne de la ville. Cet exemple illustre le deuxième aspect du problème que la poétique semble marginaliser.

L'exclusivité de fait et non de droit accordée à la métaphore tend à éluder la problématique et effective motivation rythmique et prosodique d'autres figures. Par exemple, si l'on prend l'allégorie, il s'agit là d'une figure structurée à l'échelle globale du discours, aucun élément ponctuel de contre-accentuation n'en organise la nécessité. A l'inverse, si l'on prend l'hypallage (transfert de caractérisant), l'accent n'en rend pas toujours compte. Il est clair alors que c'est la prosodie par compensation du binaire rythmique qui règle le fonctionnement syntagmatique de la figure. Or, Henri Meschonnic considère le contre-accent comme le phénomène discursif le plus important, facteur d'oralité qui met fin à ce binarisme comme il rend caduc la dualité prose / vers. On peut légitimement se demander toutefois en quoi cet élément ternaire ne reconduit pas un nouveau dualisme, cette fois entre l'accentuée, l'inaccentuée d'une part, et les réseaux contre-accentuels, de l'autre. Il est remarquable de ce point de vue que l'auteur traite l'oralité en recourant à un lexique qui appartient en premier chef à la rhétorique. A propos de Mémoire de Rimbaud : " la syntaxe nominale, autant que la prosodie, vient proposer, par rapport à la séquence progressive du langage courant,

c'est-à-dire une attaque du vers sur un temps accentué, faisant ressortir [...] les mots qui sont des monosyllabes " (CR, p. 349, je souligne) sans d'ailleurs commenter cette séquence pourtant porteuse d'une sémantique. Mais dans le " langage courant " les deux monosyllabes sont aussi présents : la justification de Meschonnic est-elle pertinente ? Le vers, élément d'écart, serait-il le facteur discriminatoire ? De même, le discours dualiste de la rhétorique du marqué et du non-marqué est réactualisé : " des séries marquées de contre-accents prosodiques " (ibid., p. 517) ou encore " la fréquence des contre-accents rythmiques, des séries de contre-accents prosodiques, fait les marques de l'écriture " peuple " (ibid., p. 518). Sans doute pour des raisons techniques, Meschonnic insiste-il sur les faits contre-accentuels mais il y a quelque contradiction à affirmer du rythme qu'il est le " signifiant majeur " (PP2, p. 178) quand on néglige des phénomènes rythmiques non marqués tels que

syntagme extrait des Colchiques d'Apollinaire. Certes, comme le veut le Traité du Rythme, " la suite de deux accents, non seulement n'est pas évitée en français, mais elle y est ordinaire. Il ne s'agit pas d'une figure dont on prépare les effets à la façon de l'expressivité sonore dans l'usage rhétorique de la prosodie, mais d'une marque accentuelle à part entière du discours, on le répète, tout à fait ordinaire " (p. 153), il n'empêche que les auteurs ne citent dans le passage concerné que des discours écrits à dominante littéraire (Mallarmé, Cros, Verlaine et Michelet), que cette focalisation sur le contre-accent ne prend pas en compte les accentuées / inaccentuées qui, comme éléments de système font pourtant aussi signifiance. Même si la prosodie compense ces rythmes neutres, là encore Meschonnic réactualise le geste dichotomique : si la modernité poétique, depuis au moins la fin du siècle dernier, s'affiche surtout comme une prosodie consonantique contrairement à l'esthétique classique qui privilégie la fonction vocalique, l'auteur semble faire de la consonne l'élément prosodique le plus marqué au détriment des voyelles moins marquées ou non marquées. Ce propos transparaît dans l'étude qu'il consacre à Chant d'automne de Baudelaire où, suite à une analyse-constat du rôle au moins quantitativement pertinent des consonnes à la rime, Meschonnic affirme : " Ces finales consonantiques font système. Inversement les finales vocaliques ne font pas prosodiquement système, étant phonétiquement disparates et en ordre dispersé, ce qui confirme leur rôle d'éléments de rupture ponctuels " (PP3, pp. 293-294 ; je souligne). N'est-ce pas ramener le poème à la logique du hasard, (dispersé / disparate), c'est-à-dire à la nature ? Seul l'examen phonématique dans Pros. sur Apollinaire semble échapper à ce tableau mais le rythme accentuel y tient peu de place dans l'analyse. La poétique réactive une conception rhétorique de l'intérieur même de son épistémologie rythmique. Certes, à la différence de la figure - forme transcendante - , le rythme est l'élément empirique révélateur de la nature systématique du discours. Mais alors, c'est le système qui l'emporte sur le rythme. Il y a quelque excès à conférer au rythme ce rôle primordial. Sans nier son importance mais en la relativisant, il faudrait peut-être reconnaître que, dans le cadre systématique de la valeur, la figure peut non seulement structurer mais aussi motiver le rythme sans pour cela le réduire à l'expressivité. Il n'y a pas lieu d'opposer aussi strictement que le fait Henri Meschonnic la rhétorique à l'écriture. Sur ce point, les positions de EH étaient plus nuancées que les propositions radicales avancées dans PR, PS. J'espère mon analyse équitable et exacte en montrant que le maintien du dualisme rhétorique, implicite ou inconscient, dans la poétique risque d'affecter l'idée même de subjectivité comme organisation systématique de son discours. La notion de " degré de systématicité " (PP2) ne dissimulerait-elle pas, bon gré mal gré, une pensée de l'écart, de la différence ?

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