La rhétorique en procès VIII

7. CLAUSULES

L'interface rhétorique / poétique reste encore à théoriser. La critique du rythme n'est qu'un exemple de ces rapports complexes, conflictuels plus qu'harmonieux entre les deux disciplines. Il serait judicieux d'en établir une histoire non sur un mode purement factuel mais épistémologique et problématique : l'histoire ne saurait se passer de théorie ni de positions critiques. La neutralité est une illusion en la matière. On peut aujourd'hui rejeter ou accepter l'inclusion de la rhétorique dans la poétique telle que Henri Meschonnic la propose : on ne peut du moins ignorer son geste ni les notions, les déplacements et les arguments que ce geste engage. Il est vrai que sa pensée demeure sur certains points lacunaire : la question du sublime y est seulement traversée, par la philosophie plus que par la littérature, d'ailleurs. De même, si l'argumentation joue un rôle décisif dans le rapprochement entre rhétorique et poétique, l'auteur n'en produit aucune analyse technique et empirique. Il semble admettre sans discuter les instruments logiques et formels (syllogisme, paralogisme, prémisse...) de la logique et de la dialectique ; ils sont, il est vrai, nécessaires à sa propre construction théorique, car Meschonnic est une poétique négative, ne cesse de débattre avec les pensées qui l'entourent, d'en exposer les procédures, la validité des propositions. C'est plutôt la théorie du langage que de pareils outils formels véhiculent qui l'arrête. Il reste que penser les liens entre prosodies et arguments, opérations logiques, constructions pragmatiques et poétique du discours mettrait davantage en lumière le fonctionnement des discours scientifiques et philosophiques que les spécialistes concernés se refusent à examiner. La science aurait-elle peur de la poétique ? Il est certain cependant que la critique lucide de l'écart ne peut que déranger l'attitude spontanée des littéraires ou des linguistiques qui, soit par refus de toute rigueur technique (le passéisme fumarolien que d'aucuns suivent aveuglément en donne actuellement l'exemple le plus comique), soit par adoption, au contraire, des néo-formalismes en vogue réactualisent les schémas usés (la théorie traditionnelle) sous le maquillage des formules à la mode ou des séduisants néologismes. La poétique est l'une des préoccupations majeures de la rhétorique aujourd'hui. Bien entendu, la critique poéticienne n'est pas d'exclusion : si la figure, le genre, le récit ou la rhétorique culturelle de l'intertexte méconnaissent fondamentalement le sujet du poème, le vis-à-vis entre l'oeuvre et le genre qui ne saurait être totalement éludé gagnerait sûrement à être repensé sur le plan de la translation comme la logique séquentielle du récit mieux comprise sous l'angle paradigmatique du rythme. Nombre de romanciers ont eu une forte intuition du rythme : en surponctuant son texte, Claude Simon achève de briser l'unité déjà linguistiquement problématique de la phrase mais subvertit aussi les discontinuités traditionnelles du roman, sa tomaison interne (les chapitres, par exemple). Cette rythmique décrit la dimension contradictoirement fragmentaire et inachevable de l'Histoire dans lequel le sujet ne cesse d'être repris. Flaubert agençait des blancs, des silences dans le discours, Vallès multipliait les paragraphes brefs, rythmes visuels, non plus une rhétorique de la dispositio. De la logique actantielle de l'argumentation à la tension entre la figure et le poème, il ressort enfin que de telles ouvertures théoriques conduisent nécessairement à réexaminer des oeuvres culturellement dominées dans le passé par le juridisme rhétorique.

Lire aujourd'hui Chrétien de Troyes, Agrippa D'Aubigné ou La Rochefoucault comme les lecteurs de l'époque pouvaient les lire est proprement illusoire. Resituer des oeuvres renaissantes ou classiques dans le contexte esthétique, les codifications ou les héritages rhétoriques d'une époque est un geste indiscutablement professionnel mais considérer " la poésie médiévale ou “classique” seulement en fonction de leurs rhétoriques serait un faux historicisme. Les oeuvres ont toujours transcendé leurs rhétoriques " (PP1, p. 111). En effet, le critique courrait le risque de désituer l'oeuvre qu'il étudie, et subséquemment, de se désituer soi en (se) masquant sa propre historicité. Horkheimer écrivait en 1937 : " Nul ne peut faire de soi un sujet autre que le sujet de l'instant historique présent " (Note 32) et l'instant historique de l'observation modifie forcément l'objet observé. De ce point de vue, l'historicisme qui prévaut souvent dans l'étude rhétorique d'oeuvres classiques et renaissantes est un regard anti-moderne. Il ne tient de l'historicité que la date ou le contexte, non sa transformation en " énonciation qui reste énonciation " (MM, p. 34). De son côté, l'analyste qui prétendrait non présupposer la valeur d'un texte mais la dégager, peut-il faire la poétique d'une oeuvre médiévale ou post-classique en ignorant les facteurs rhétoriques d'une époque ? Si Meschonnic démontre fort bien chez Hugo cette conversion du rhétorique au poétique, il néglige trop souvent, en revanche, le corpus littéraire antérieur et, dans l'ensemble de ses travaux, sauf erreur, semble avoir privilégié des oeuvres postérieures au XVIIIème siècle à l'exception de Maurice Scève, on l'a vu. Cela s'explique sans doute par des raisons techniques : problèmes phonologiques, états philologiques des textes, etc. La question de l'objet met cependant en évidence un problème épistémologique crucial. En montrant que les instruments de la stylistique correspondent à une conception rhétorique aristotélicienne, classique et post-classique, de l'ornement, Meschonnic associe fortement l'historicité d'une théorie à l'historicité de son objet. C'est logiquement qu'il relie alors le destin de sa propre poétique à une certaine modernité littéraire (de Hugo, Baudelaire au Surréalisme...) Mais est-il sûr que " cette autre poétique " (la sienne) " n'est pas seulement mieux adaptée à son objet, qui est la modernité dans son ensemble " mais se définisse plus justement comme " une compréhension meilleure de l'écriture, absolument " (PP1, p. 17 ; je souligne) ? N'est-elle pas justiciable des mêmes critiques dont elle accuse la stylistique et la rhétorique ? Cette connivence historique entre la poétique et son objet est en effet susceptible d'universaliser des particularités propres à la modernité poétique (prise ici comme temporalisation : 1850, Baudelaire, Hugo...) sur des oeuvres dont le lieu historique est radicalement différent et, par conséquent, d'infirmer le projet compréhensif de la poétique (la modernité d'une oeuvre, quel qu'en soit le moment historique). D'où la nécessité pour la poétique aujourd'hui de s'attacher davantage qu'elle ne le fait ou ne le montre à l'étude empirique des oeuvres classiques ou renaissantes, ne serait-ce que pour confirmer la validité de ses opérations théoriques, issues négativement d'une critique de la rhétorique. Tandis que l'historicisme rhétorique respecterait la spécificité d'époque d'un texte sans égard à son actualité, la poétique contreviendrait à ce principe par le geste inverse.... Double impasse ?

En réalité, la modernité d'une oeuvre est bien intrinsèquement liée à l'historicité mais le poème est paradoxalement irréductible au temps qui le détermine. C'est que la modernité n'est pas du temps mais du sujet : elle est déictique comme le je de l'écriture parce qu'elle est ce je. La rhétorique est du temps, de la langue, du culturel : elle laisse inchangées les définitions du moderne comme rupture, nouveauté, conflit entre anciens et modernes, tradition et invention, passé et avenir... autant d'impasses qui n'expliquent pas pourquoi on peut relire Ronsard et Racine aussi bien que Stendhal ou Gide, et pas Thomas Corneille, Albert Glatigny ou Roland Dorgelès sinon à titre d'archives ou de documents, les reliques de la Bibliothèque Nationale. La modernité n'est pas dans la figure, le style, la métaphoricité ni dans l'objet ou le référent qui datent l'oeuvre à l'extrême. " L'infini du sujet est la modernité " (MM, p. 303). Elle est comme le je qui " ne se réfère à rien qui soit extérieur à celui qui parle " (ibid., p. 33) et rend compte par là de lui-même. La modernité est le devoir historique d'un sujet, celui de créer un temps spécifique du sujet, " le présent qui reste présent " (p. 305). Elle est une éthique de la subjectivité et une éthique du temps en ce qu'elle le convertit à l'illimité. Elle se définit moins comme temporalité que comme aspect, point de vue, subjectivation du temps. Le poème est aspect et c'est la subjectivation des catégories rhétoriques d'un temps qui fait retour à l'empirique, sinon l'oeuvre n'est que le beau qui trépasse. L'étude rhétorique devra donc s'inquiéter de ce qui la transforme, de ce que le poème fait d'elle-même, de l'époque et de la culture qu'elle transporte, comment il la spécifie, car si le poème comme subjectivation est aspect, l'oeuvre est toujours inaccomplie, en cours. Il s'achève de s'inachever. C'est, il me semble, en reconsidérant les notions de système, de sujet, d'aspect que la rhétorique a ainsi des chances d'élargir ses possibilités heuristiques et de retrouver une modernité épistémologique.

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