La rhétorique en procès VI

5. PENSEE, ARGUMENTATION ET ORALITE

 

Raisonnement démonstratif, la recherche objective de la vérité absorbe en son entier ce qu'on a coutume d'appeler la pensée. Qu'elle soit l'oeuvre de philosophes ou de scientifiques, sa requête d'apodicticité s'oppose intégralement à la rhétorique, comme le vrai au vraisemblable, le certain au plausible (mais le vraisemblable, c'est une de ses possibilités logiques, peut être vrai). Comme le rappelle Meschonnic, " la rhétorique, elle, ne cherche pas à sortir de l'opinion " (PR, PS, p. 393). Son intérêt pour la littérature est d'être une logique de l'action et non une théorie tournée vers la connaissance, car qu'est-ce qu'une littérature préoccupée du vrai ? Qu'est-ce même que la vérité de la littérature, du langage ? La pensée travaille sur des prémisses nécessaires : historiquement y prédomine le modèle logique des sciences déductives ou des sciences inductives (expérimentales). Mais dans la mesure où philosophie et sciences sont aussi des discours et non de pures langues formelles, est-il encore fécond et pertinent d'admettre aujourd'hui la distinction entre preuves dialectiques (argumentation) et preuves analytiques (démonstration) ?

Sous le dénominateur commun de rhétorique, Cicéron associait déjà la science, la dialectique et les techniques de persuasion. Si Perelman et Olbrechts-Tyteca ont depuis les années cinquante réhabilité les techniques discursives visant à établir l'adhésion de l'auditoire, distinctes en cela de la logique dite formelle, il faut cependant corriger la Nouvelle Rhétorique sur ce point : " Il est de bonne méthode de ne pas confondre, au départ, les aspects du raisonnement relatifs à la vérité et ceux relatifs à l'adhésion, mais de les étudier séparément, quitte à se préoccuper ultérieurement de leur interférence ou de leur correspondance éventuelles " (Traité de l'Argumentation, p. 5 ; je souligne) (Note 22). Cette distinction, méthodologiquement louable, oublie cependant que la science est aussi une rhétorique, qu'elle ne vise pas seulement à démontrer ou à prouver mais à persuader de la preuve et de la démonstration. Ces dernières n'y suffisent pas. Enfin, c'est oublier qu'une démonstration est aussi l'écriture d'une démonstration. Empiriquement, il est difficile d'isoler rhétorique et vérité. Comment expliquer autrement la présence de figures et d'arguments (une rhétorique), de prosodies et de rythmes (une poétique) dans le discours scientifique ? Le processus de rationalisation doit compter sur les facteurs rhétoriques et poétiques. Ils constituent une nécessité du discours vrai parce qu'ils engagent tout le langage. On connaît l'extrême méfiance de la pensée à l'égard du langage interprété comme pratique mensongère ou mimétique plus que réflexive. Le double geste de Platon contre la sophistique et la poésie est à cet égard emblématique. Mais laissons le philosophe-roi rêver en vain à sa rhétorique idéale ! Le statut de la vérité et, corrélativement, du sens et du langage découle souvent d'un refus, d'une dénégation ou simplement d'un impensé du langage, du langage comme objet et / ou comme pratique de et dans la pensée. Celle-ci, en effet, le présuppose le plus souvent dans l'acte même de conceptualisation. C'est le cas chez Husserl où il échappe à la réduction phénoménologique parce qu'il est coextensif précisément au sujet, lui-même intérieur à " l'acte de réduire " (SP, p. 363). Le langage n'est pas objectivé parce qu'il est justement la condition de l'objectivation phénoménologique. Cette attitude de présupposition affecte de façon générale la notion de vérité conçue comme valable en soi, c'est-à-dire autonome sur le plan ontologique. La validité d'une vérité dépend de l'acte de validation, c'est-à-dire du discours et du sujet qui en sont la matière et le lieu. La vérité ne saurait donc être indépendante des individus qui la reconnaissent ou l'engendrent. Dire que la pensée est aussi une rhétorique, c'est s'obliger à penser la pensée en situation, autrement dit sur le plan de l'historicité. Le sujet qui produit ou reçoit les vérités est impliqué dans ces vérités ; ces vérités sont impliquées dans ce sujet. Elles sont, assurément, transindividuelles (contrairement à l'opinion) mais en tant qu'elles résultent d'un double processus subjectif et objectif. Elles sont transhistoriques à condition d'être historiques. L'historicisation de la pensée évite ainsi le double écueil de l'objectivisme et du subjectivisme, de l'historicisme et de l'essentialisme mais révèle aussi négativement ce que l'impensé du langage, rhétoriquement et poétiquement, impose comme limites à la pensée qui se refuse à cette historicisation. Le fait que la vérité est indissociable du raisonnement qui la produit, c'est-à-dire de l'action discursive du sujet qui produit ce raisonnement, ne probabilise pas pour autant la vérité. Aussi y-a-t-il quelque illusion à déclarer comme Michel Meyer " la claire et impersonnelle littéralité du langage et du raisonnement scientifiques " (Note 23). On a vu ce qu'il en était de cette prétendue littéralité. Au contraire, penser la nécessité rhétorique et poétique du discours vrai rend l'effort conceptuel relatif. L'historicité du discours est la condition des conditions du sens et de la vérité que la science tend à considérer comme réalités transcendantes : " Le langage n'est pas une question comme les autres, mais la condition de toutes les questions " (PR, PS, p. 414).

Qu'il y ait une rhétorique et une poétique de la pensée n'est pas faire du langage un point de vue exclusif et unique mais reconnaître qu'il est la médiation constante de la science et montrer qu'il n'est pas de transparence du langage à la pensée. L'impensé rhétorique et poétique rend vulnérable ce que la pensée fait de la vérité et du sens, ce qui est paradoxal car les constructions rationnelles procèdent fréquemment à l'étude des discours, à la description des textes, à leurs interprétations... L'historien devant l'archive ou le texte littéraire (Homère, pour la Grèce archaïque, par exemple) ; le philosophe quand il débat de " la continuité ou la discontinuité des problèmes, la distinction entre les savoirs périmables ou périmés et des ordres de réflexion qui ne participent pas du progrès des connaissances, tout en étant situés culturellement " (PR, PS, p. 410), sans parler des sciences qui ont affaire constitutivement aux discours comme la psychanalyse dans la relation qui se noue entre le patient et l'analyste, ou la sociologie lorsqu'elle pratique l'enquête auprès d'individus de classes spécifiques. Le problème ne se limite sans doute pas aux seules sciences humaines. La spécificité rhétorique et poétique du discours vrai est le levier par lequel il est possible et même légitime de mettre en question la validité des vérités produites par les sciences. Puisqu'il manque le langage à la pensée, il manque nécessairement quelque chose à la vérité qu'elle démontre, non pas seulement une pensée du langage confiée aux philosophes du langage ou aux linguistes mais ce que la reconnaissance du langage dans la pensée, la pensée comme langage sont amenées à modifier des vérités, de leur nature (Note 24).

La pensée n'est certes pas réductible à sa grammaticalisation. Un concept n'est pas une figure de style, un jeu de mots, mais la pensée est aussi une stratégie au sens où la rhétorique l'a établi, et une attitude. La question de l'analogie et de la métaphore cristallise explicitement le problème. Si Burke considère " le sens sémantique " (p. 391) - par opposition au poétique, intrinsèquement métaphorique -, comme technicisation rigoureuse et idéale du discours, c'est-à-dire comme une attitude tangente à zéro, le rhétoricien note toutefois que : " it is precisely through metaphor that our perspectives, or analogical extensions, are made - a world without metaphor would be a world without purpose " (Permanence and Change (1935), cité dans PR, PS, p. 388). Et j'ajouterai qu'une science sans métaphore est une science sans but : ce retournement introduit à une dialectique entre science et rhétorique, démonstration et argumentation et même arguments et figures. Ainsi le raisonnement analogique a-t-il aussi sa fonction, c'est-à-dire une valeur en situation : connaissance et action peuvent enfin s'unir. Cette spécificité rhétorique du discours scientifique montre combien la science est aussi faite de signes comme action et par là comment elle convertit l'acte cognitif lui-même à l'action. La rationalisation produit des valeurs éthiques et politiques dans l'acte objectif de connaissance et la connaissance elle-même loin d'être une simple posture théorétique, comme on dit, ou contemplative devient une pragmatique. Par exemple, métaphore et raisonnement analogique sont des moyens d'argumenter, non de prouver. Sans pouvoir affirmer la nécessité d'une proposition ou d'une prémisse, ils y contribuent. Si le raisonnement analogique n'est pas une fin en soi, il crée des perspectives à la connaissance. Dès lors, la connaissance n'est pas l'unique transformation des concepts avec lesquels on pense mais une transformation des attitudes. En effet, découvrir la vérité (de) X ou démontrer Y n'a de valeur en soi bien sûr que si X et Y sont admis, si la science modifie les manières de comprendre, de penser, d'interpréter... Sur ce plan, la rhétorique est un révélateur de l'éthique scientifique. En considérant la métaphore comme un cas particulier de l'analogie (une analogie condensée, dans Rhétoriques, p. 398), Perelman montre comment " l'analogie , en tant que chaînon dans le raisonnement inductif constitue une étape en science, où elle sert comme moyen d'invention plus que comme moyen de preuve " (Traité de l'Argumentation, p. 531 ; je souligne). Mais dans un raisonnement déductif, une métaphore peut être aussi le moyen de créer ou d'imaginer des possibles, empiriquement vérifiables par la suite. Ce qui est certain, c'est la place et la nécessité de l'analogie et de la métaphore dans le discours vrai. Certes, comme fonctions et valeurs dans un raisonnement, elles ont un statut tout provisoire. La métaphore se définit comme l'énonciation ici et maintenant d'une pensée qui s'efforce de penser adéquatement son objet. C'est une nécessité interne qui découvre simultanément l'aspect inchoatif de l'activité rationnelle. La métaphore caractérise la nature intrinsèque de non-aboutissement, d'infinitude de la pensée. Mais rhétoriquement, la métaphore, dans l'acte conceptuel, n'est qu'une procédure logique. On verra que Meschonnic la conçoit tout autrement et en discute l'interprétation analogiste. Permet-elle de faire la différence entre une pensée créative et une pensée sans risque, sans innovation ? La métaphore n'est pas encore le concept, elle en est l'amorce et, dès lors, peut donner l'illusion du concept. Là encore, la rhétorique achoppe sur la question de la valeur puisqu'un discours aux allures scientifiques peut aussi multiplier les figures et convertir des procédures logiques rhétoriquement fondées en joliesses d'écriture. Aussi, la métaphore en science n'est l'écriture et la révélation du rapport de la pensée à son propre inconnu que, paradoxalement, si, de rhétorique, elle devient poétique. C'est en devenant poétiques que la figure, l'analogie, le raisonnement deviennent pensée. Se manifeste ainsi une forte corrélation qui déborde le strict cadre rhétorique entre la valeur d'une pensée et la valeur du discours de cette pensée, c'est-à-dire un discours et une pensée portés à la valeur.

A l'inverse, l'identification de la pensée à sa rhétorique constitue un désaveu des objectifs scientifiques. Figures, jeux de mots, effets de langue infirment le caractère universel d'une proposition. Il en résulte une stylisation de la pensée qui est une stratégie de séduction, une rhétorique du placere. Ainsi Meschonnic remarque-t-il : " Le discours de la philosophie s'est poétisé. Il s'est fait écriture pour rejeter sa condition spéculative " (PSR, p. 33). Ecriture ne désigne pas ici un système porteur d'une valeur mais un ensemble de procédés. Alors que Jacques Derrida revendiquait dans La Mythologie blanche (Marges de la philosophie, 1972) une intrinsèque métaphoricité du texte philosophique, Meschonnic y voit une imposture et un renoncement puisque " la rhétorique, au sens fleuri, remplace la recherche de la vérité " (PR, PS, p. 375). La pensée est ainsi réifiée. Cette rhétoricisation du discours vrai se signale par un double échec puisqu'il manque la pensée en en produisant métaphoriquement les signes, puisqu'il manque la littérature en remplaçant la valeur par une imitation de la valeur. La réduction de la pensée à sa rhétorique ne crée pas de nouvelles conditions d'intelligibilité, d'intelligibilité du réel et des pensées du réel. Elle use d'ailleurs de figures de style comme de jeux lexicaux (polysémie volontaire, étymologies, néologismes...) Un des facteurs de rhétoricisation passe notamment par l'identification substantialiste entre le concept et le mot. Or le concept n'est pas dans le mot (illusion grammaticale) mais dans l'énonciation qui l'accomplit : c'est un fait de construction. Henri Meschonnic a longuement dénoncé cet aspect dans la phénoménologie heideggérienne. Sa pratique étymologique digne d'Isidore de Séville doublée de la pauvreté des considérations philologiques et linguistiques est fondée sur " une triple hypostase, du mot, de la langue, de la pensée " (LLH, p. 258). Alors que Heidegger considère la philologie et la linguistique sur le plan de la technique et de la technique confrontée à l'Etre, tout son discours philosophique, paradoxalement, est un discours sur la langue. Croyant penser les choses mêmes (le mot d'ordre depuis Husserl), le philosophe a pensé les mots, en dehors de leur réalité d'étants techniques. Meschonnic parle à ce sujet d'essentialisation des mots. D'où les pratiques sur ex-sister, être hors de soi, aletheia, la vérité comme dévoilement par un jeu avec le fleuve grec de l'oubli, le Léthé. La pensée qui se veut poème chez Heidegger est en réalité une rhétorique de la langue, pratique dramatisée de Lévinas à Derrida, en passant par la psychanalyse de Jacques Lacan. Alors que la philosophie (dé) nie souvent que la pensée doive rien à son expression linguistique malgré l'analyse de Benveniste sur Aristote (réputée causaliste), l'auteur de Etre et Temps doit beaucoup sinon tout aux langues grecque et allemande. On retrouve ici une constante de la rhétorique, du poème à la pensée : une théorie de la langue plus que du discours, jusque dans ses implications culturelles, sociales, politico-territoriales. Si la figure est prise en littérature pour l'essence du poème, les signifiés de mots et de langue dans la pensée sont pris pour les signifiés de choses, des signifiés universels (Note 25).

Si la pensée est toujours rhétoriquement contrainte, elle n'invente de valeur, son historicité, non en transcendant sa rhétorique vers l'idée mais en l'intégrant à une poétique de la pensée. Comme pour le discours où le je s'approprie les signes de la langue, le sujet de l'objectivation scientifique ou philosophique s'approprie les concepts, les redéfinit et les transforme. Cette transformation des notions est solidaire d'une transformation de l'énonciation de ces notions. A la création logique des concepts correspond donc la création de l'écriture de ces concepts. L'absence de cette double invention qui est une abandonne au contraire la pensée à la rhétorique, au style. Il y a bien des prosodies de la pensée. La valeur d'une pensée ne tient pas à une délittérarisation mais à l'inclusion du rhétorique dans la relation structurelle entre pensée et écriture. De la métaphores aux rythmes, les modes de signifier réalisent la logique et le raisonnement : ils font les vérités. Dans une étude du latin philosophique de Spinoza (Note 26), Meschonnic a montré le rôle du connecteur argumentatif igitur, morphème central dans le raisonnement. Or, prosodiquement, igitur est intégré au paradigme des passifs impersonnels (qu'ils soient passifs subis ou passifs relationnels). C'est le passif qui marque sémantiquement l'activité de l'intelligence. Cette prosodie, indice de la subjectivation du discours et de la pensée, l'un par l'autre, montre comment l'immanence absorbe la transcendance chez Spinoza. D'où les échos suivants : dei / idea, amor / mens, intelligere / genere ou encore se / esse. Cette prosodie intègre les facteurs rhétoriques (igitur) dans la signifiance de l'écriture philosophique : la correspondance de la pensée et de l'écriture est homologue sur ce point de la rencontre entre le concept et l'affect qui fait l'objet du Livre V de L'Ethique. Plus largement, cette conversion du rhétorique au poétique montre que la condition de la transcendance et d'une pensée de la transcendance, n'en déplaise aux philosophes, se trouve dans l'historicité. S'il définit la poétique comme " prosodie réflexive " (PR, PS, p. 181), accompagnement réflexif lié aux transformations du poème, qui remet en cause les savoirs du langage dans les savoirs et la pensée, Meschonnic radicalise encore son propos lorsqu'il affirme : " Les penseurs du langage, ceux qui inventent une pensée du langage, sont bien en un sens des artistes de la pensée, par l'invention d'une écoute qui transforme l'inconnu en connu, et ce qu'on croyait connu en inconnu, inventent des rigueurs nouvelles, une historicité nouvelle " (PHA, p. 17). Il me semble que l'on pourrait étendre ces qualificatifs à toute pensée qui invente des concepts et une écriture des concepts. Descartes, Rousseau ou Merleau-Ponty, pour s'en tenir au domaine français, sont chacun, à leur manière, des inventions spécifiques de ce connu, de cet inconnu : des artistes de la pensée. La valeur d'un raisonnement n'est donc pas seulement dans la validité universelle qu'il traduit mais dans ce qu'il manifeste de la valeur comme historicité. Parler d'une signifiance de la pensée n'est pas abandonner la vérité, son universalité, son opérativité mais passer de la vérité à la valeur, c'est-à-dire à la valeur comme condition de la vérité, à l'historicité comme condition de l'universalité.

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