La rhétorique en procès V

4. POLITIQUE DE LA RHETORIQUE vs POLITIQUE DE LA POETIQUE

 

La politique d'un métalangage est ce qui en ressort de théorie de la société. Le poème déjà suppose une politique, non parce qu'il l'énonce directement comme dans tel fragment des Lettres philosophiques de Voltaire ou des Mémoires du Cardinal de Retz mais parce que " le politique est dans la structuration même du langage " (PP2, p. 73). Le politique du discours littéraire est dans l'énonciation avant d'être dans l'énoncé. Aussi Henri Meschonnic a-t-il reconnu très tôt que " la théorie du rythme est politique " (CR, p. 9). Il distingue sur ce point la politique du politique. Si la politique est l'art, la pratique ou encore les manières de gouverner les sociétés, le politique, terme plus récent (1927) désigne plutôt " la recherche de la valeur " (PR, PS, p. 25) en politique, autrement dit l'éthique dans la politique. Si l'éthique régit la politique, celle-ci se définit alors comme la manière de gouverner une société en vue du bien des individus qui la constituent. Or sur ce plan, rhétorique et poétique ont en commun l'éthique, le social et l'Etat, et pourtant leurs politiques divergent. La rhétorique repose sur l'épistémologie duelle du signe (figures / arguments, signifiant / signifié, norme / écart, sujet / société) : sa politique est celle du signe. Inversement, la poétique est une politique historique du langage fondée sur une épistémologie de la pluralité qui unit dialectiquement les catégories que la rhétorique sépare. Pourtant, l'alliance anthropologique postulée entre la poétique, l'éthique, le politique et la politique est impossible et impensable sans la rhétorique. Si la poétique doit d'éviter le formalisme à l'approche argumentative, à leur tour, les notions de valeur et de système subvertissent la logique figurale de la rhétorique et cette réciproque transformation de la rhétorique et de la poétique l'une par l'autre passe par le politique. La politique de la rhétorique est une " politique de l'écart " (CR, p. 426) : du Groupe µ qui réactualise l'idée valéryenne de poésie comme fête du langage et fait de l'individu, sociologiquement impensé (lettré ou poète), le seul être authentique (Note 19), aux postures avant-gardistes de Tel Quel, le structuralisme littéraire a incarné une rhétorique de la rupture. Dans ce dernier cas, il s'agit d'une rupture avec la démocratie libérale et ses inégalités, avec le marxisme dogmatique et les savoirs universitaires réputés académiques. Sa superposition entre matérialisme dialectique et matérialisme littéraire se traduit logiquement par l'appel révolutionnaire sans révolutionner la signifiance du discours. La levée des tabous qui passe par une lexicalisation du sexe et de la scatologie n'atteint qu'au dit et non au faire. Ces éléments rhétoriques " définissent socialement politiquement un comportement bourgeois chrétien réactionnel " (PP2, p. 22) (Note 20). C'est pourquoi Meschonnic privilégie plutôt la dynamique de l'action qui montre " la force de cette tenue corrélative " (PR, PS, p. 22) entre politique, éthique, rhétorique et poétique, geste cependant problématique puisqu'il confirme la dissociation entre la figure et l'argumentation en privilégiant l'une au détriment de l'autre ; ambivalent aussi en ce qu'il reconnaît les rémanences taxinomistes dans l'étude des situations pragmatiques chez Kenneth Burke, par exemple, ou une pensée " déductive, normative, logico-naturaliste " (PR, PS, p. 91) chez Aristote, que la poétique ne peut présupposer sous peine de juxtaposition épistémologique. La critique politique met fin précisément à ces incompatibilités et à l'isolement de catégories qu'on a eu de cesse depuis Aristote de séparer.

Politiquement, l'écueil majeur de la rhétorique est l'instrumentalisme. Tantôt, en effet, elle subordonne le langage à la politique, tantôt elle l'en retire pour mieux en avouer le lien. En convertissant le langage en moyen du pouvoir ou, au contraire, en instrument dirigé contre le pouvoir, la rhétorique échoue à fonder une politique et une éthique critiques : " Deux dangers, au moins, à éviter, dans la recherche d'un rapport au politique et à l'éthique. L'un, le politisme - la politisation directe : ne reste que l'énoncé [...] L'autre, le moralisme abstrait. Façon subtile de séparer. L'esthétisme. Mais une esthétisation de la morale. Politisme, moralisme - deux primats de la rhétorique " (PR, PS, p. 167). Réduits au rhétorique, politique et éthique s'autonomisent, n'interagissent plus. La politique y devient une pratique cynique ou réaliste, et la morale, une contemplation du bien comme fin en soi, c'est-à-dire l'absence d'une pratique du bien que rend possible son lien au politique. L'esthétisation du bien ne peut être qu'une politique de l'ordre moral. Puisque la rhétorique mène à une dualisation de l'éthique et du politique, elle rend impossible une transformation de la pensée politique et éthique, et, par conséquent, les conditions d'une transformation politique et éthique du monde social. Qu'il se traduise en conservatisme de l'ordre social ou pas, cet instrumentalisme politique de la rhétorique manque la transformation du langage par le politique et du politique par le langage. A l'état traditionnel de la pensée du langage répond l'état traditionnel de la pensée politique, et leurs effets sur les pratiques, y compris lorsque la rhétorique se retourne contre l'Etat et le pouvoir. Dans la mesure où, rhétoriquement, la politique n'est que de l'énoncé, elle méconnaît la fonction de sujet en chaque individu. Il n'est pas de place alors politiquement pour l'individuation, pour une individuation politique. L'état traditionnel que la rhétorique maintient politiquement constitue un obstacle à la spécification d'un individu en sujet par le politique et l'éthique, à la spécification du politique et de l'éthique par un sujet. Ce mode de spécification de l'individu en sujet c'est-à-dire en unité politique et éthique différenciée fait non seulement l'unicité d'un sujet mais le rapport transsubjectif du sujet à la société puisque ce mode de spécification se fait par le politique et l'éthique. Autrement dit, en maintenant une politique du signe, la rhétorique maintient une représentation du sens et du sens de l'individu et de la société selon le signe : cette politique occulte le signifiant, le sujet, la transsubjectivité. Cette représentation du sens du signe contribue à une rationalisation extrême du politique qui va jusqu'à la raison d'Etat : la rationalité politique du signe que la rhétorique soutient exclut alors comme altérité inintelligible toute forme de critique qui échappe à cette rationalité. Contre une rationalité qui se prétend unique et totale et en impose la représentation, cette contestation montre les limites de la politique du signe, ses violences, ses dangers. La domination politique du signe entrave doublement la subjectivation : non seulement elle ignore la fonction de sujet en chaque individu mais son hégémonie contraint l'individu à une défense de l'individu comme corps (violence, incarcération), comme conscience (division de l'univers social), comme appartenance (classes / groupes sociaux, dominés / dominants), c'est-à-dire à imposer une représentation non critique de l'individu, de la notion d'individu. A l'inverse, le mode de spécification de l'individu en sujet montre que le sens ou plutôt la valeur du politique et de l'éthique dépend de cette spécification. Il y a corrélation entre l'individuation sur le plan du discours et l'individuation sur le plan politique. Comme l'individu s'approprie les signes de la langue, son individuation est aussi une appropriation subjective du politique. Si l'instanciation de l'individu en sujet se traduit par une sémantisation de la langue, cette même instanciation a pour effet une sémantisation subjective et collective du politique. C'est par l'absence de la poétique que la rhétorique manque la double individuation par le discours et par le politique. Si comme l'avance Henri Meschonnic, poser " les problèmes du langage sur le plan politique, revient à viser la tenue corrélative d'une théorie du langage et d'une théorie de l'histoire " (EP, p. 65), la politique de la rhétorique ne peut qu'être hors histoire ou la viser pour mieux la manquer. En effet, l'individuation dans et par le discours implique une individuation dans et par l'histoire. Sujet du discours et sujet de l'histoire sont un. Cette individuation, là encore, est une sémantisation de l'histoire et si elle fait de l'individu un sujet (du langage, de l'histoire), elle est la condition de l'action historique en ouvrant aux possibilités de transformation de la société et des sujets sur un mode critique. Si " une politique de l'individuation est en jeu " (CR, p. 13) pour la poétique, et totalement absente dans la rhétorique, Burke et Aristote, on le verra, semblent seuls susceptibles cependant d'engager une telle interrogation.

Mais l'instrumentalisme régnant dans la rhétorique y contribue d'autant moins que l'attitude inverse et fréquente que celle-ci présente équivaut à une dépolitisation et à une démoralisation du poème. Les tactiques intéressées qui consistent à séparer l'ornement du fond, la figure ou le lexique de leur signification et de leur valeur évacuent toute responsabilité de l'écriture et a fortiori de l'écrivain dans l'histoire. Politique et éthique sont alors renvoyées au contenu comme s'il y avait d'un côté le style, les registres, les figures et de l'autre, la pensée et les idées. Ce qui apparaît alors n'est pas uniquement un gommage de l'historicité propre au discours d'un écrivain dans ce qu'il engage de politique, d'idéologique mais également une dénégation de ce qui -éthiquement et politiquement- se trouve impliqué dans l'acte de coénonciation qui est l'acte historique par lequel l'expert rhétoricien se situe. C'est cette attitude que dénonce Meschonnic chez ceux qui voient aujourd'hui dans l'écriture de Paul Morand " une rhétorique qui passait pour une essence française, un style beau monde " (PR, PS, p. 521) déjà aux yeux de ses contemporains. Cette esthétisation des formes chez Morand en leur ôtant leurs valeurs politiques et idéologiques ne fait que les souligner. Or, Morand est une littérature académique qui multiplie les maniérismes (imparfaits du subjonctif, passés simples en -âtes), les stéréotypes. Le poéticien voit une continuité entre le vil, la dégradation présents dans des comparaisons, des métaphores comme " Sous une lampe blonde et poisseuse comme un confiture " ou " Enveloppé dans des linges sales / Un soleil tombe " ou encore dans " Un métro livide / Rendait, par hoquets, / comme des glaires ", en somme, une rhétorique et une esthétique de l'abject et le discours de la haine, de la xénophobie, du racisme : " Le vieux public français [...] qui n'ose plus dire non et prend son plaisir en série avec les nègres et les jaunes " jusqu'aux discours antisémites (cités dans PR, PS, pp. 509-522) (Note 21). La pensée rhétorique du beau langage ferme les yeux sur une politique fasciste et une idéologie clairement pro-nazie, attitude passive qui ne peut que traduire un indifférentisme historique ou un acquiescement politique. La posture non critique de la rhétorique qui est pure acceptation s'oppose en cela à l'activité critique de la poétique, ce qui signifie, en l'occurrence, que la poétique ne peut être qu'une politique critique. Cette critique n'a rien de normatif : elle ne présuppose pas de règles éthiques qui prédisposeraient ainsi le jugement et la sanction. Toute pratique comme toute théorie du langage implique une politique sans pour autant le savoir ou le choisir : " les écritures sont solidaires de leur risque. Elles ne savent pas d'avance quel est le “bon côté” " (CR, p. 497). Comme il y a un inconnu du poème, de l'écriture, il y a un inconnu de l'éthique et de la politique, ce qui vaut aussi pour les métalangages. En visant les critères reconnus et reconnaissables du bien social et du bien politique, comme elle vise les catégories connues dans un poème (figure, genre...), la rhétorique ne peut que manquer le politique et l'éthique.

Elle échappe pourtant à l'écueil politique de l'instrumentalisme avec Burke et Aristote. Si la poétique valorise leur pensée de l'action, c'est précisément parce que l'action implique l'histoire et le politique, on l'a vu. Dans EP, Henri Meschonnic établit en effet que la langue n'a pas le sens, non plus que l'histoire comme totalité mais qu'en revanche, le discours est la langue dans le sens, l'action, l'histoire dans le sens. Autrement dit, la " constitution d'un sujet de l'histoire se fait par sa capacité de discours " (PR, PS, p. 200). La rhétorique de l'action intéresse politiquement la poétique en ce qu'elle permet de penser le monde comme histoire en pensant le langage comme action (cf. supra, langage et action). Le passage de la langue au discours, de l'individu au sujet, de la non-histoire à l'histoire fait de l'action une condition de création d'intelligibilité du monde. D'où le rôle clef d'Aristote dont la relecture montre une pratique d'interdépendance entre la poétique, la rhétorique, l'éthique et la politique. En effet, dans la Rhétorique, le philosophe grec considère que " la rhétorique se compose d'une partie de la science analytique et de la partie morale de la politique " (1359b). Or si cet art est entièrement disposé " pour l'effet et en vue de l'auditeur " (1404a), il tend à modifier les attitudes socio-politiques, les rapports interhumains en tant qu'il est lui-même un usage politique. Si la rhétorique est " l'étude morale qui mérite la dénomination de politique " (1356a), elle rend solidaire éthique et politique et l'inclusion réciproque et continue des quatre catégories se fait sous le signe de l'action. Aristote l'interroge dans la Poétique en termes de théâtralité, " comment agissent l'épopée, la tragédie, éléments de représentation comme éléments de langage " (PR, PS, p. 28). De même, il pense l'éthique et la politique non comme simples connaissances à atteindre mais comme des pratiques qui doivent nous profiter. Aussi, parce que dans la Politique, Aristote établit " un lien entre le langage et la définition politique de l'homme " (ibid., p. 27), l'être apolis étant exclu de l'humanité et la faculté symbolique définissant la transcendance de l'homme sur l'animal, impliquant de facto la polis, il est naturel qu'il associe la subjectivité et l'action dans l'art : " L'art concerne toujours un devenir, et s'appliquer à un art, c'est considérer la façon d'amener à l'existence une de ces choses qui sont susceptibles d'être ou de n'être pas, mais dont le principe d'existence réside dans l'artiste et non dans la chose produite. " (Ethique à Nicomaque, trad. Tricot, 1140a). L'art et la subjectivité sont politiques, ce qui signifie qu'ils agissent politiquement sur la société. Art et littérature assurent donc un rôle critique, une fonction anthropologique nécessaire et vitale dans et pour la société. Si Aristote vaut d'être corrigé en ce que " la question esthétique de la valeur y est résolue avant d'être posée, et résolue par l'éthique et la rhétorique plus que selon une considération d'historicité et de spécificité " (PR, PS, p. 91), Meschonnic montre que le lien entre subjectivité et action, subjectivité et valeur est la condition d'une invention de la valeur pour la politique et l'éthique, c'est-à-dire pour une politique et une éthique de la valeur. Si le poème dit quelque chose de la société, ce n'est pas en tant qu'il la reflète ou la réfracte mais parce qu'il en est l'interprétant comme Benveniste disait de la langue qu'elle était l'interprétant de la société. En outre, on sait que la littérature a devancé ou anticipé des bouleversements politiques et idéologiques. Kafka en est un exemple célèbre. Ce que montre ce rapport du politique et du poème, c'est combien le poème, le sujet sont absolument nécessaires à la politique et au politique. Dans la mesure où tout poème est une invention historique de la valeur, où cette valeur est indissociablement politique et éthique, c'est l'historicité des valeurs et non leur transcendance ou leur universalité qui peut faire le fonctionnement d'une politique. On sait ce que l'universalisation des valeurs a coûté, de la découverte du Nouveau Monde à 1945, sans parler d'événements contemporains. C'est pour cette raison aussi que la poétique est indispensable à la rhétorique car son épistémologie sémiotique contribue à une négativité des valeurs, à leur transcendance, à leur universalisation. Puisque la rhétorique est " une des stratégies du signe, un des effets de son paradigme linguistique " (PR, PS, p. 384), une pensée du discontinu, il y a lieu en effet d'inclure la rhétorique dans la poétique, d'inclure le discontinu dans le continu, sans pour autant annihiler la spécificité de cette discipline. Si cette transformation du rhétorique en poétique se manifeste pleinement dans l'écriture littéraire, elle est également présente dans le discours scientifique.

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