La rhétorique en procès IV

3. LANGAGE ET ACTION

 

Cette dynamique permet de surmonter les impasses dualistes inhérentes à la pensée figurale. L'actualité et l'efficacité de la rhétorique se situent plutôt " dans les recherches sur la présupposition, ou sur l'argumentation " puisqu'elle y " retrouve son passé le plus ancien, qui est d'être une logique. Celle des sophistes " (RV, p. 71). De la Sophistique à Aristote jusqu'à Chaïm Perelman, sa modernité tient en effet à cette " première pragmatique " ou " pragmatique inaugurale " (PR, PS, pp. 436 & 424). Il ne s'agit pas ici d'un fantasme oecuménique (pouvoir enfin réunir la poétique et la rhétorique) non plus que d'une attitude nostalgique car l'historicité d'Aristote, des Sophistes, celle de Meschonnic sont bien différentes mais communiquent fortement sur ce point. Si l'auteur rappelle ainsi l'aspect anthropologique des réflexions ou des usages sophistiques du langage, il accentue sur ce point la distinction entre Aristote et la tradition aristotélicienne. De même, il constate une véritable discontinuité entre Platon et l'auteur de la Rhétorique. Alors que le Cratyle et La République placent les questions du langage et surtout de l'art à l'arrière-plan d'une ontologie, en termes d'essence et de vérité, Aristote les interroge de l'intérieur des relations humaines. En s'intéressant aux procédures logico-sémantiques, le philosophe focalise son analyse sur le fonctionnement rhétorique. A cet égard, il est curieux de noter qu'en dehors d'Aristote, c'est Kenneth Burke qui retient le poéticien plus que les travaux de la Nouvelle Rhétorique de Perelman à Meyer (Note 14). En effet, le critique américain, pourtant tourné vers l'argumentation, ne se coupe pas d'une pensée de la signifiance. Chez lui, la rhétorique " se confond avec le langage tout entier " par une " indifférenciation entre la littérature et n'importe quelle sorte d'action par écrit " (PR, PS, p. 436). Ce nivellement met fin au clivage et à l'autonomie respective du discours quotidien et du discours poétique, car c'est en reconnaissant des fonctionnements similaires et communs que l'on peut ensuite mieux évaluer ce qui fait la particularité de chacun. Surtout, cette indifférenciation dégage clairement les enjeux sociaux, éthiques et politiques de la littérature. L'esthétisme des figures, lui, n'affiche qu'un apolitisme et un amoralisme mais la rhétorique argumentative montre rétrospectivement combien cet apolitisme, cet amoralisme ne constituent qu'une attitude, possible parmi d'autres, des liens nécessaires entre politique, éthique et langage, attitude qui a précisément pour effet d'occulter ces rapports.

Ces enjeux se manifestent nettement dans la rhétorique de la communication. Toute communication est pragmatique et située. La tripartition déjà chez Aristote entre logos, ethos et pathos infirme l'idée d'un schéma communicationnel invariant qui transcenderait les circonstances dans lesquelles s'effectue un discours, puisque l'efficacité de celui-ci dépend du lieu, du temps, des personnes (orateur, auditoire), et des passions, des dispositions qui y sont engagées. De fait, la rhétorique communicationnelle ne tourne pas le langage vers le monde mais vers la société : la langage n'a affaire au monde que par cette médiation sociale, ce qui signifie à l'inverse que la société ne précède pas l'acte de langage. Si la communication est action, c'est en tant qu'elle contribue au processus de socialisation. Puisque, socialement, le langage possède une fonction structurelle, il en découle que la littérature ne saurait être que sociale. L'action communicationnelle interdit dès lors d'interroger la société et le langage sur le plan de l'origine car cette question présuppose justement comme condition l'existence de la société et du langage. La rhétorique ne fait que démontrer ici ce qu'énonçait pour Meschonnic le Cours de linguistique générale en 1916 : il n'y a d'origine que dans le fonctionnement, ce qui veut dire que tout fonctionnement n'a pour origine que le fonctionnement qui l'a précédé. Il y a toujours eu action communicationnelle et sociale avant que je ne communique ou ne m'associe : socialisation et communication sont des actions indéfiniment recommençantes. Si la poétique accorde de l'importance à la théorie burkienne de la société communicante, elle rappelle que la communication n'est action qu'à condition d'établir les individus en sujets de l'interlocution. La communication qui actualise une pluralité de visées pratiques a pour condition elle-même l'action linguistique qui fait que chaque personne (unité indivise) s'instancie comme sujet, c'est-à-dire comme être signifiant. La relation d'interlocution qui instaure la socialité est aussi éthique pour Meschonnic. Puisque tout je implique un tu, tout sujet fait d'autrui un sujet ; dans le domaine littéraire, le sujet du poème transforme son lecteur en sujet. " Est sujet celui par qui un autre est sujet " (PR, PS, p. 142). Et s'il y a, comme il a été montré, une éthique de l'invention de soi, on peut supposer symétriquement une éthique de la coénonciation. Son absence est manifeste lorsque, par exemple, les surréalistes appliquaient une lecture idéologique et non poétique au fameux vers de Lueurs de tirs, section de Calligrammes, " Ah Dieu ! que la guerre est jolie ", en l'isolant, sans voir le jeu entre " Ah Dieu ! " et " Adieu " du poème L'Adieu au cavalier qui induit l'ironie dans le récit de la relation amoureuse. Dérision qui déplace le cliché 14-18 des bonheurs troupiers (Pros., p. 230). Ce problème à lui seul limite la pertinence du critère communicationnel dans la mesure où il est orienté vers l'information, le message ou l'idée. C'est pourquoi, Burke, comme le relève Meschonnic, rejoint logiquement et sans le savoir Jakobson, en posant que le langage est " a kind of symbolic action, for itself and in itself " (Rhetoric of motives cité dans PR, PS, p. 436), ce qui est revenir à la rhétorique de l'écart, envers de la rhétorique communicationnelle. La poétique parle plutôt d'activité dialogique nécessairement multiple. La communication est donc interne au dialogisme qui porte, lui, sur la totalité du langage. En effet, " il est linguistique avant d'être littéraire. Il est déjà dans le mot je. Il est dans l'inter-subjectif essentiel au langage, autant que dans le caractère agonistique de la conversation " (CR, p. 454). Par ailleurs, s'il y a bien communication en littérature, celle-ci est aussi contrainte que la communication orale / écrite de tous les jours. Simplement, si les conditions de la communication disparaissent avec la situation qui l'a produite dans le quotidien, le poème suppose la transformation de ces conditions, une fois cette situation initiale révolue. L'activité dialogique et avec elle, les potentialités d'action de la littérature, ne peuvent se prolonger que si la relation entre le je et le tu est elle-même réinventée dans chaque oeuvre et se réinvente dans chaque acte de lecture. La nature éthique de cette relation, dialogique plus que communicationnelle, poétique plus que rhétorique, révèle ainsi l'action critique de l'art sur la société, le fondement énonciatif de cette action.

Cette relation possède cet avantage toutefois d'interroger le langage dans sa dimension socio-culturelle. Toutes les expériences qui constituent la vie des individus sont historiques. Meschonnic note " l'idée forte, constante chez Burke " que " socialement, il n'y a pas d'un côté les faits (historiques) et de l'autre du langage, de la littérature. Tout ce qui est social est d'ordre symbolique " (PR, PS, p. 387). Langage et faits sociaux sont interdépendants, ce qui, subséquemment, conduit à penser que le langage permet d'interpréter la société. La nature et la condition symboliques de l'homme constituent une anti-nature puisque Burke parle " de l'emploi du langage comme moyen symbolique pour induire à coopérer des êtres qui par nature répondent aux symboles " (ibid., p. 436). Les relations humaines sont ainsi fondées sur des intérêts, des stratégies symboliquement construits y compris dans " le montré et le caché " (p. 437), ce qui inclut l'analyse présuppositionnelle. Ce problème renvoie, au delà de Burke, aux connexions entre rhétorique et pragmatique. De telles approches ancrent l'analyse sur le plan empirique des discours en y intégrant le contexte extralinguistique, l'aspect corporel ou gestuel et la dimension sociale inséparables de l'acte discursif. Mais elles négligent son oralité par leurs postulats logicistes (sujet / prédicat, posé / présupposé) en oubliant qu' " il n'y a jamais dans un discours d'unité de pur contenu " (EP, p. 119). De plus, l'herméneutique pragmatico-rhétorique pèche souvent par paraphrase. Si l'on prend, par exemple, l'incipit du Cid de Corneille : " Elvire, m'as-tu fait un discours bien sincère ? / Ne déguises-tu rien de ce que a dit mon père ? ", la logique pragmatique le traduira en : Elvire a fait un rapport, Chimène a un père qui a dit quelque chose. Elle explicite des effets de sens mais reste focalisée sur l'énoncé. La présupposition n'échappe pas à la logique du signe, à la domination du signifié. Si Meschonnic postule une continuité entre la rhétorique argumentative et l'oralité poétique, il est bien obligé d'y intégrer la logique présuppositionnelle et la critique qu'il produit de ses implications épistémologiques est insuffisante pour montrer comment argumentation et oralité s'articulent. Puisque le rythme n'est pas un niveau du discours - supra-segmental -, ce à quoi le réduit précisément la pragmatique, on peut en déduire que l'aspect logique de l'énoncé n'en constitue pas un non plus. En montrant comment Burke prend en compte ces deux aspects dans une étude du discours hitlérien (PR, PS, p. 401), l'auteur souligne la nécessité pour la rhétorique de se prolonger dans la poétique, mais ceci, sans démontrer pratiquement, et en l'occurrence, pragmatiquement leur interaction. Il ne suffit donc pas de poser " le pluriel interne du discours " (EP, p. 120), encore faut-il en décrire les modes de fonctionnement dans le cas précis (Note 15).

La fonction persuasive que la communication et la présupposition mettent au centre des préoccupations rhétoriques réduit cependant de telles réserves. Ce ne sont pas seulement certaines évidences indiscutables, " art d'agir sur les attitudes [...] art de prouver les contraires lié à la dialectique " (PR, PS, p. 393) qui passent rapidement sur un passé riche et complexe de la rhétorique, que le renouvellement des modalités de leur analyse chez Burke qui intéresse Meschonnic. Il semble, en effet, partager son point de vue selon lequel elle se définit comme la " manipulation des croyances des hommes à des fins politiques " (ibid., p. 436) sans définir d'ailleurs pour lui comme pour Burke le terme de croyance. Est-ce une allusion à la doxa ? Mais la doxa est l'opinion, non la croyance. Sans doute cette dernière n'est-elle pas à entendre comme forme de conscience dissociable de son actualisation linguistique : elle est elle-même d'ordre symbolique. Elle situe en tout cas très clairement le caractère de technique, de savoir-faire de la rhétorique et non de science spéculant sur le vrai. Aristote déjà rappelait qu'elle traitait pour l'essentiel du vraisemblable, notion extensible de son sens logique à sa valeur fictionnelle pour l'écrit littéraire, à ceci près toutefois, que la poésie est souvent une anti-fiction, que les productions contemporaines (les pratiques romanesques notamment) ont depuis une moitié de siècle au moins mis en crise le principe de vraisemblabilité ou de vraisemblance qui semblait y régner jusqu'alors. Cette rhétorique technique conçoit les signes comme des moyens de l'action, donc en relation avec une situation. L'enjeu en est " ce que nous font les signes, ce qu'on en fait aux autres " (p. 405). Le langage nous organise autant que nous l'organisons. Le refus de la coopération chez un individu présuppose la coopération, son implication dans l'activité symbolique : on ne peut donc répondre négativement à une action symbolique que par une action elle-même symbolique. Enfin, " l'utilisation des symboles inclut la mauvaise utilisation des symboles " (p. 392). Cela signifie que la rhétorique n'est pas par nature foncièrement mauvaise ou trompeuse mais que son caractère duplice est en réalité imputable à son emploi et peut-être au sujet qui en fait usage, non à une quelconque essence présumée de la rhétorique. Non seulement l'action symbolique comme visée pratique détient une qualité intrinsèque (bonne ou mauvaise) mais l'emploi ou le non-emploi du langage constituent eux aussi une action symbolique. Où poétique et rhétorique divergent cependant, c'est lorsque les oeuvres littéraires sont considérées par Burke comme des " réponses à des questions par la situation où elles sont venues " (p. 395), ce qui présuppose pour la rhétorique que la situation possède les conditions qui rendent possible l'activité symbolique, qu'elle possède les questions auxquelles celle-ci est amenée à répondre (schème informationnel) en oubliant que la langage fonde autant la situation que celle-ci le conditionne ou l'implique. Là où les deux théories convergent, c'est lorsqu'elles entendent la situation comme l'ensemble des stratégies qui la définissent et l'identifient. Le fonctionnement d'une stratégie, d'un signe comme action est indissociable de la situation où ils sont émis. Compte moins alors la nature étiologique ou téléologique d'une stratégie que sa valeur liée à son utilisation en situation. Si, de façon régressive, la rhétorique étudie cette stratégie en termes de sens, elle la relie toutefois à la notion de style entendue comme " une attitude, par quoi, commente Meschonnic, la notion de style est morale. L'équivalence de style et de moral retrouve, ou plutôt continue la rhétorique d'Aristote " (PR, PS, p. 391). Le style n'est plus une sérialisation esthétique de figures mais une manière de dire qui est une manière de vivre. Cette manière de vivre est une manière d'être avec les autres. Elle oblige donc autrui à une attitude, ne serait-ce que du fait de la transcendance du je sur le tu. L'histoire rhétorique des relations humaines est l'histoire de ces transformations réciproques infinies. C'est donc l'histoire des subjectivités.

En effet, l'idée d'un langage comme action implique l'instance qui opère cette action. Or, sur ce point, Meschonnic note l'absence complète de théorie du sujet dans la rhétorique, c'est-à-dire l'absence d'un sujet spécifique à l'objet théoriquement construit par la rhétorique. Cette dernière présuppose un sujet qui n'est le plus souvent qu'un produit de l'anthropologie traditionnelle. Si Kenneth Burke " renouvelle l'humanisme " (ibid., p. 405), il ne peut avoir du sujet qu'une conception humaniste renouvelée, celle d'agent ou d'acteur, puisque sur un mode nominaliste, le sujet y est défini comme un individu dissocié du groupe social, ce dernier étant la somme des individus qui le constituent. De son côté, la philosophie de Perelman envisage la personne par rapport aux actes produits qui en construisent l'image sociale. Cependant, " la stabilité de la personne n'est jamais complètement assurée " (Note 16), elle peut ne pas coïncider avec son image ; aussi est-il possible de " mieux comprendre ses actes [...] grâce à la notion d'intention " (ibid., p. 271). Mais ce qu'ont voulu dire Boccace ou Lope de Vega, nous n'en savons rien. Ce sujet psychologique ne peut être qu'un sujet unitaire, l'agent, un sujet décisionnaire. Or les pratiques littéraires de Nerval à Michaux en passant par Baudelaire et Rimbaud ont montré que le sujet est avant tout pluriel. L'orateur, le locuteur ou l'énonciateur, comme on voudra, réactualisent un modèle culturel de l'individuation qui n'est spécifique ni au langage ni au poème. Ils peuvent être indifféremment sujets de l'histoire, de la société, de la conscience, du langage : ils peuvent donc se passer du langage, exister sans lui. La poétique montre au contraire qu'il n'est non seulement pas de modèle unique et absolu du sujet mais que tout sujet est relatif à son objet (sujet de quoi ?) Il y a bien pourtant un sujet de l'action symbolique. En s'efforçant de penser une poétique du sujet, Meschonnic retrouve paradoxalement la rhétorique lorsqu'elle met en évidence que " le lien entre la littérature et les autres formes d'action par le langage est la force des mots. Pas leur sens, leur force " (p. 392). Seule cette notion semble conjoindre rhétorique et poétique, subjectivité et action, argumentation et rythme. A l'origine, la force désigne en rhétorique l'efficacité d'un discours et de ses effets ; on l'associe à l'énergie par opposition à la grâce, au naturel. Mais la force ici ne désigne pas une qualité du style mais l'action du langage, non ce qu'il dit mais ce qu'il fait. Elle est indissociable des modes de signifier dont Meschonnic dégage quatre aspects. Le parler-de qui est le plus focalisé sur la référence puisque parler, c'est toujours parler de quelque chose. Quand le pragmatisme rhétorique ne l'envisage pas en termes de situation, il reste tributaire d'une conception réaliste du rapport entre les signes et les choses. Le parler-de rend indissociable référence et énonciation : le ce-dont-on-parle est inanalysable sans le comment-on-en-parle. Le dit ensuite concerne l'énoncé, le produit linguistique résultant de l'énonciation. L'énoncé appartient au domaine du signe par opposition à la phrase qui ouvre pour Benveniste au discours. Mais Meschonnic y inclut aussi la phrase et considère le discours comme un système aux réalisations empiriques variables : mot, syntagme, phrase, texte. Lorsque la rhétorique privilégie le dit, elle se coupe du discours. Il en va ainsi de l'analyse des figures qui conduit à une technique d'échantillonnage en disposant " ahistoriquement, atextuellement ses exemples en fonction d'une idée générale, d'un thème " (PR, PS, p. 437). A l'inverse, la structuration argumentative est transphrastique, transénonciative. Le dire, quant à lui, est l'énonciation comme mise en fonctionnement de la langue par un individu qui s'en approprie les signes. Ainsi soumise à un processus de sémantisation, la langue devient discours. Le dire est pragmatique mais dans la mesure où c'est un acte, sur le plan littéraire, il ne peut que désigner celui " de faire un poème. Une théorie du langage n'a rien à en dire. Elle retomberait dans la psychologie, la conscience, l'intention " (CR, p. 64). C'est pourtant dans ces ornières que s'enfonce la rhétorique lorsqu'elle recourt aux méthodes de la pragmatique. Le faire, élément essentiel qui présuppose tous les autres : l'énonciation n'y est plus seulement un acte, elle l'implique mais en tant qu'elle se définit comme fonctionnement. La rhétorique de Burke approche aussi cette notion de fonctionnement. Meschonnic parle non plus d'acte mais d'activité. Si l'acte d'énonciation est une combinaison séquentielle ou substitutive de signes en vue d'un sens (un intenté), le faire est la signifiance infinie qui traverse sur le plan paradigmatique et syntagmatique les signes par la prosodie et le rythme. Le faire implique l'action puisqu'il consacre l'union dialectique du dire, du vivre et de l'agir. Le faire est une pragmatique du rythme et de la prosodie. Si les mots ont une force comme le montre la rhétorique, ce n'est pas par les seules vertus locutoires de l'organisation des arguments ni illocutoires de leurs effets mais parce que le rythme et la prosodie motivent les mots qui constituent ces arguments. Là où la rhétorique voit une force des mots, Meschonnic montre qu'il s'agit d'une force du discours qui est le faire d'un sujet, c'est-à-dire d'une force des mots dans le discours. On comprend alors que le poéticien puisse critiquer la traduction traditionnelle de vis verborum de Cicéron en " sens des mots " au lieu de " force des mots " (PR, PS, p. 130). L'action d'un poème n'est pas dans ce qu'il en dit mais dans ce que l'énonciation transforme de l'énoncé (Note 17).

Toutes ces considérations tendent, il est vrai, à valoriser davantage la rhétorique de l'argument que celle des figures. C'est qu'elle met à nu des enjeux fondamentaux pour la poétique : l'éthique, la société, le sujet. A cet égard, si Meschonnic relève chez Burke " une reconnaissance mutuelle de l'anthropologie et de la rhétorique " (ibid., p. 436), l'interaction entre rhétorique et poétique fondée sur l'action est, à son tour, la condition d'une anthropologie du langage. Cette dialectique " interdisciplinaire " participe de l'exigence anthropologique d'être " une critique de la science. Dans ce qu'elle a de régional " (CR, pp. 17-18). La coupure entre rhétorique et poétique ne peut que favoriser un double repli autistique qui a pour conséquence le plus souvent une formalisation technique et descriptive de l'objet littéraire sans théorie du sujet, de la société, sans éthique. La pertinence de rationalités ainsi régionalisées est limitée par la sectarisation même de leurs opérations théoriques et empiriques. Le risque en est le plus souvent que " la rhétorique dévore la poétique " (PR, PS, p. 404) et rend donc impossible une poétique en se généralisant en modèle explicatif nécessairement partiel appliqué au tout de l'objet littéraire. C'est ce qui se passe chez Gilles Declercq qui ne voit plus que des figures logico-argumentatives de Shakespeare à Chateaubriand en passant par Tocqueville et Georges Duby. Le rhétoricien ne fait plus alors la différence entre ce qui est littéraire et ce qui ne l'est pas (Note 18). Il manque là encore le problème de la spécificité. Meschonnic, de son côté, confesse une certaine discontinuité entre les deux disciplines : " la rhétorique s'arrête là où commence la poétique " (ibid., p. 398). S'il en est ainsi, la poétique ne saurait pour autant incarner une simple annexe complémentaire de la rhétorique. C'est pourquoi l'auteur propose le geste inverse, " incluant alors la rhétorique dans la poétique " (p. 552). Mais n'est-ce pas refaire l'opération de Jakobson ? Après avoir assujetti la poétique à la linguistique, ne serait-on pas tenté maintenant de subordonner la rhétorique à la poétique ? En vérité, sa position est très nuancée. C'est l'annexion de la poétique par la linguistique qui en fait une rhétorique néo-classiques des figures. En rattachant la rhétorique à la poétique, cette identification n'est plus possible au contraire, et permet de délimiter le champ spécifique d'application des deux disciplines. Ainsi, postuler cette réciprocité met fin à la double régionalisation de la poétique et de la rhétorique tout en préservant leurs compétences respectives dans le projet global d'une anthropologie. La rhétorique peut alors se définir comme une " discipline du sens " telle qu'elle consiste à " reconnaître le sens du sens, partout où est présupposé du sens " (PR, PS, p. 129). Elle participe, dès lors, à une " réflexion sur les conditions de la modernité " (La Pensée dans la langue, p. 9). Mais cette modernité passe aussi par sa politique.

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