La rhétorique en procès III

2. ENTRE HISTORICITE ET TRANSCENDANCE

 

L'idéologie " indéracinablement rhétorique " (PP1, p. 37), tour à tour ornementaliste, déviationniste ou instrumentaliste des théories littéraires engendre plus d'apories qu'un renouvellement des questions. La poétique montre en effet qu'elle a les limites de toute pensée du signe*. Par signe, il faut entendre le modèle d'une rationalité universelle qui, en dépassant le cadre strict du langage, impose sa juridiction à l'ensemble des analyses afférant aux pratiques esthétiques, sociales, politiques, anthropologiques. Leur diversité y est réduite sous la régie unificatrice d'une conceptualité unique et totalisante. Toute sémiotique transcende le fonctionnement particulier des objets qu'elle examine. Or, selon Meschonnic, la littérature remet précisément en cause cette transcendance liée au " postulat fondamental de la sémiotique, qui est le primat et l'unité du signe " (SP, p. 238). En faisant justement de la figure une unité supérieure au texte, la rhétorique dévoile son inféodation à la logique du signe. C'est pourquoi le critique peut y voir " un aspect du combat entre le signe et le poème " (PR, PS, p. 427) car elle fait de la figure un universel, non pas seulement parce qu'elle est " coextensive au langage en général " (ibid., p. 439) mais parce qu'elle se veut continue à des systèmes signifiants différents sans prendre garde à leur non-convertibilité (Note 11). Ainsi perçoit-on des allégories dans les toiles de Nicolas Poussin, des réseaux filés de métaphores dans les films d'Emir Kusturica. En généralisant ainsi la figure, la rhétorique perd simultanément la spécificité de la littérature et des autres oeuvres d'art. Il y une forte contradiction à faire d'une unité particulière du discours son substrat essentiel : ce résultat vient de ce que l'on isole les phénomènes rhétoriques comme un niveau du discours à l'image du niveau phonologique, lexical, syntaxique pour ne plus voir que lui. Cette généralisation fait de l'analyse rhétorique une tautologie : " la figure lit rhétoriquement un poème " ce qui signifie que " la rhétorique se sert de la littérature pour son propre usage. Beaucoup plus qu'elle ne cherche à servir la littérature " (PR, PS, p. 431). Elle est non littéraire puisqu'elle ramène le poème à des catégories connues alors qu'une oeuvre littéraire est transcatégorielle. En effet, Meschonnic montre que le rythme, au contraire des grilles figurales, produit dans chaque poème une organisation unique et proprement " imprédictible ". Les universaux rhétoriques ne peuvent dire la valeur d'un texte puisqu'une figure peut exister indifféremment dans une peinture, un slogan, une publicité ou un poème. Ainsi à Jakobson qui faisait reposer la poéticité sur le principe paronomastique, l'auteur demande : " où est la différence entre I like Ike et de la poésie ? " (PP1, p. 29). La superposition structuraliste entre l'axe syntagmatique et la métonymie, l'axe paradigmatique et la métaphore fait d'une méthode formelle la recherche d'une essence du langage ajoutée au vice méthodologique qui consiste à identifier le poème à l'un de ses constituants. Le lecteur sait que de la rhétorique antique à sa restriction dans l'elocutio, de l'elocutio aux figures de style, on s'est progressivement arrêté à la métaphore comme principe définitoire du poétique pour retrouver paradoxalement une généralité présente dans la définition qu'en donnait Aristote. Mais ces généralisations sont des réductions qui oublient que le poème est l'unité discursive véritable qui contient et transcende la figure.

Cet oubli conduit à interroger le texte comme un ensemble sérié de figures. C'est dans ce sens que la rhétorique privilégie une scientificité typologique : intéressée par la nature des mécanismes figuraux plus que par leur valeur systématique, sa méthode se fait classificatoire. C'était déjà la démarche d'Antoine Fouquelin dans sa Rhétorique française (1555) due pour l'essentiel à la division chez Ramus entre la dialectique (inventio + dispositio) et la rhétorique proprement dite (élocution + prononciation) que traite son disciple. Ce geste se retrouve à notre époque chez Georges Molinié, par exemple, entre les figures microstructurales et macrostructurales. Mais selon Meschonnic, les taxinomies contemporaines suivent plutôt le modèle épistémologique des sciences de la nature, celui du XIXème siècle, en recourant à des procédures assez semblables à celles des chimistes, des botanistes qui rangeaient de cette façon les corps physiques, les espèces végétales. Et de même qu'à cette époque on étudiait la langue comme un être vivant, on étudiait l'oeuvre littéraire comme un organisme. Bien entendu, les métalangages contemporains se sont considérablement modifiés mais les postulats anti-arbitraires de la rhétorique réactualisent inconsciemment ces modèles. Meschonnic dénonce, par exemple, dans la rhétorique cognitive " le rêve d'une épistémologie unitaire pour les sciences de la nature et les sciences de l'esprit (l'expression allemande) " (PR, PS, p. 424). La poétique constate au contraire une irréductibilité entre ces deux postures scientifiques et voit dans les rémanences naturalistes de la science littéraire un risque de déshistoricisation du poème. Il y aurait donc une forte corrélation entre la figure, l'épistémologie naturaliste et le fondement sémiotique de la rhétorique. Une construction compensatoire de l'immotivation du signifiant et du signifié ne peut être que tournée vers les choses, c'est-à-dire l'adéquation des signes et des choses. Du réalisme linguistique au sublime littéraire, cette interprétation de l'arbitraire comme finitude ontologique du langage procède de sa confusion avec la convention (opposée à la nature), confusion répétée aujourd'hui dans la science sous la forme d'un contre-sens sur Saussure car l'arbitraire doit être compris chez lui comme historicisation et historicité des signes. La déshistoricisation taxinomique fait donc de la figure une unité transcendant l'oeuvre et cette position explique sans doute l'attitude typomaniaque depuis l'étude des figures jusqu'à l'analyse du récit, des genres et même de la combinatoire intertextuelle.

La logique rhétorique se prolonge en effet dans l'examen des macrostructures. Le poéticien voit ainsi dans la narratologie " une rhétorique des grandes unités " (PP1, note 1, pp. 52-53). La structuration narrative d'un discours est pour Meschonnic une dispositio qui s'organise sur le plan essentiellement syntagmatique. Les unités narratives sont des unités discrètes et s'opposent en cela aux masses sémantiques continues de la prosodie et du rythme. En distinguant entre le récit et le récitatif (l'ensemble de ces masses continues), le récit apparaît alors comme une suite d'unités hétérogènes de sens, éléments immédiatement perceptibles à leur caractère organisationnel, séquentiel. Ces structures rhétoriques occultent cependant les unités moins directement perceptibles voire imperceptibles que sont le rythme et la prosodie, lieux véritables et essentiels de l'activité subjective : éléments d'une " infra-, une parasémantique " (Pros., p. 223). Ainsi à propos de Iliade, VIII, 64-65 :

Iliade, VIII, 64-65

(Et là ensemble le cri de douleur de ceux qui sont tués et le cri de triomphe des hommes qui tuent, et la terre couleur de sang) (Note 12). Ces deux hexamètres dactyliques montrent ce que le discours fait du schéma accentuel métrique et de la longueur des mots : " un vers est la somme de ses rythmes possibles, significatifs " (CR, p. 532), non plus de ses mesures parfaitement conventionnelles. La forme rythmique - - - met sur le même plan oimôgè et eukhôlè, les deux formes de cris ; le patron x x égalise le rapport entre ceux qui sont tués et ceux qui tuent. Si les unités rhétoriques du récit mettent en avant l'idéologie belliciste contre Troie, le récitatif réalise un sens sur lequel les unités discrètes restent silencieuses. Ces unités imperceptibles, même inconsciemment organisées, produisent ce que Meschonnic appelle le " récit du récitatif " (Pros., p. 232). C'est pourquoi, réduire une oeuvre à sa dispositio, c'est non seulement l'interroger comme une combinatoire plus ou moins complexe, sur le modèle de la langue, c'est surtout se couper d'une sémantique qui porte et transforme les unités rhétoriques. Appréhendée rhétoriquement, une oeuvre, prosodiquement parlant, n'est plus alors dotée que de cadences, de nombres syllabiques, de sons expressifs : une sémiotisation du sens, une rhétoricisation du rythme. Contre cette idée, Meschonnic a montré dans EH2, comment le roman hugolien devient poème, notamment à propos des Misérables. Dans Le dernier jour d'un condamné, en particulier, il montre que les finales vocaliques des phrases font le paradigme du descriptif, de la notation objective, du moi tandis que les consonantiques marquent " la souffrance, la révolte, la mort par les autres " (op. cit., pp. 66-67). Dès lors, il ne semble plus y avoir discontinuité entre les unités rythmiques et rhétoriques mais homologie à tous les niveaux. Ainsi tombe la dualité entre microstructures et macrostructures. On peut toutefois émettre une réserve : dans l'étude du roman hugolien, Meschonnic semble orienter son analyse du récit vers le récitatif. S'il note qu'il peut y avoir coïncidence ou non-coïncidence entre les figures narratives et le rythme (EH2, p. 101), il ne va pas jusqu'à faire l'hypothèse qu'une lecture puisse contredire l'autre ou s'organiser antithétiquement (ce qui serait un nouvel effet de sens). A l'inverse, il reconnaît que des composantes prosodiques peuvent jouer un rôle de simple structuration du récit sans porter une sémantique différente des " contenus " narratifs. Mais n'est-ce pas ramener ces unités à une sémiotique, une dispositio rhétorique ? Cet aspect porte à conséquence puisqu'il oblige Meschonnic à distinguer des passages plus marqués que d'autres et, par là, à réactiver une démarche rhétorique dont justement il débattait : " le guet-apens à la masure Gorbeau n'a rien de “poétique”, ni la séance de tribunal où M. Madeleine se dénonce [...] Mais il y a des moments de récitatif, des points en maturation où le poétique vient comme l'accomplissement de la situation, où il n'est pas un élément décoratif, où il libère la tension du drame, et ce langage devient nécessaire : il remplit une fonction " (EH2, id.) Cette citation montre que la continuité entre récit et récitatif est pensée ici par rapport aux unités discrètes. La notion de " fonction " dans l'économie romanesque n'est pas celle de fonctionnement. En outre, dire que tel passage n'est pas poétique, même avec la modalisation, montre que si le rythme à certains moments n'est pas décoratif, il peut l'être à d'autres : il n'a plus qu'une fonction structurelle justement. Parler de " moments de récitatif " ou des " points en maturation ", enfin de " l'accomplissement de la situation ", c'est réintroduire une hétérogénéisation propre à toute construction rhétorique qui contrevient au postulat d'homogénéité et d'unité de l'oeuvre entendue comme subjectivation*. La paradigmaticité du rythme n'est pas suffisamment prise en compte mais seulement sa syntagmatique. Si la systématique du discours implique d'incessantes transformations, notamment du rhétorique au poétique, c'est précisément sur le mode de l'inaccompli. Si l'on considère comme Meschonnic que les figures (analepses, paralipses, ellipses...), dans la dispositio narrative, possèdent un caractère aspectuel accompli, le maintien implicite du dualisme marqué / non-marqué ne peut qu'enfermer l'oeuvre à nouveau dans l'accompli et l'en retrancher de la valeur. Or, la conception du discours comme système hypersubjectif chez lui implique un transfert irréversible du rhétorique au poétique, et non son contraire. Ce transfert est l'indice même de la valeur. Au-delà de l'ordonnancement rhétorique d'un roman, d'une suite de vers, d'un conte, rythme et prosodie comme signifiance* infinie déconstruisent l'implication téléologique, la motivation rétroactive du récit (Marcel devient écrivain). La rhétorique du récit procède en effet d'une syntagmation, d'une intentionnalisation, d'une temporalisation du texte, et du sens du texte, non de son aspect. C'est une conception tour à tour linéariste ou combinatoire. Tel qui lit La Princesse de Clèves en regard de son telos spirituel, religieux (la réclusion) ne fait pas autre chose. C'est donc aussi dans ce sens que l'opération critique du rythme défait les genres rhétoriquement inscrits dans les oeuvres. Il n'y a pas de roman, de drame, d'épopée... Il n'y a que des discours particuliers, des passages du rhétorique au poétique.

Comme la parole devant la langue, le poème dans la rhétorique des genres n'existe plus qu'en fonction d'un modèle préexistant qui se définit comme une idéalité métempirique (narratif, dramatique, épique ; roman, conte, nouvelle, essai, vers) qui peut pourtant disparaître, reparaître, bref varier selon les époques, les aires géoculturelles. Aussi ce que l'on met au compte de l'historicité du genre n'est en réalité que l'historicité de l'oeuvre. C'est parce qu'elle est l'action d'un sujet que l'oeuvre transforme, reforme ou déforme les genres. L'ode, on le sait, abandonnée après le XVIème siècle, est de nouveau en faveur avec Hugo... parce que c'est Hugo. Pourtant, de même qu'elle considère l'oeuvre par rapport à la figure, la conception rhétorique envisage l'oeuvre seulement par rapport au genre. La spécificité d'un texte repose pour elle sur l'actualisation fidèle ou déviante d'une idéalité générique préalable qui ne peut être qu'inductivement construite après coup. " Le roman, en général, n'existe pas comme La Chartreuse de Parme existe [...] Une oeuvre est un individu au sens logique " (TRVP, note 1, p. 57). Il faut donc y voir un gommage de la subjectivité de l'oeuvre qui peut aller jusqu'à l'absurde : Montaigne inventant un genre jamais repris, l'essai. Mais un hapax ne fait jamais un genre. Qui plus est, cet exemple emblématise ce sur quoi la rhétorique achoppe le plus : la particularité singulière de chaque texte. Si le genre faisait la littérature, elle serait fixée d'avance. Mais tout roman est et a été un anti-roman, tout théâtre est et a été un anti-théâtre : l'oeuvre est une critique du genre. Pour clarifier le problème, je prendrai le risque de qualifier cette critique de translation poétique au sens où Lucien Tesnière dans ses Eléments de syntaxe structurale parlait de translation grammaticale. Un adjectif épithète qui, par exemple, tend à s'adverbialiser et devient attribut, change de classe. Ce fait n'est pas de langue mais de discours, action et activité empiriques d'un sujet et nécessité de ce discours et pas d'un autre. Le genre n'est qu'une conséquence ou un effet de cette translation, non ce qui est visé. Une certaine modernité littéraire a mis en lumière l'acte même de translation par dénudation des procédés archétypaux d'un genre avéré. Cette dénudation expose de façon conflictuelle ce que des oeuvres classiques ou post-classiques réalisaient de façon plus subreptice mais réalisaient quand même. Ainsi Verlaine a-t-il mis en crise la notion de poème-vers par un affaiblissement systématique mais graduel des positions métriques fortes (césurales, rimiques) comme dans ces vers des Poèmes Saturniens et de Parallèlement : " De la douceur, de la douceur, de la douceur " (Lassitude) et " En triomphe par la route où je / Trime d'ornières en talus " (Ballade de la vie en rouge). Il ouvre ainsi la voie aux expérimentations vers-libristes où le rythme fait une critique du poème comme unité métrique sans pour cela abandonner totalement le vers. La dichotomie prose / poésie est une division rhétorique. Aristote distingue, quant à lui, la prose, l'éloquence et la poésie, même si aujourd'hui " tout se passe comme si la tripartition rhétorique voisinait, sans cohérence aucune, avec la bipartition, qu'à la fin elle ne dérange pas " (CR, p. 405). La prose comme genre est identifiée au parler, au langage véhiculaire, la poésie au vers. Mais dans la Rhétorique, Aristote dissocie rythme et mètre et considère la prose comme un style lié, coordonné (1409a). Elle possède un rythme propre. Enfin, dans la Poétique, le philosophe ajoute que " le poète doit être artisan de fables plutôt qu'artisan de vers " (1447b). Il échappe aux confusions contemporaines. Au XVIème siècle déjà, les poétiques baroques avaient bousculé cette dualité rhétorique prose-poésie : elles tendaient à multiplier les rejets et les contre-rejets externes, marquant ainsi la prééminence du discours sur le vers. Ce que ces translations exposent est donc l'oeuvre comme activité d'un sujet, le sujet comme déplacement des genres, et peut-être au bout du compte, la neutralisation de cette catégorie comme rationalité pertinente du poétique. La rhétorique des genres est un savoir préconstruit de la littérature, ce qui explique sans doute sa difficulté à distinguer entre une oeuvre moderne et une oeuvre académique puisqu'elle recherche dans une oeuvre nouvelle des idéalités déjà existantes ou théoriquement déductibles. Elle est donc tournée vers le passé ou le virtuel quand la poétique regarde vers l'avenir. Pour Meschonnic, en effet, il y a dans toute écriture une utopie que résumerait assez bien ce propos de Marguerite Duras : " Avant d'écrire on ne sait rien de ce qu'on va écrire. Et en toute lucidité [...] Si on savait quelque chose de ce qu'on va écrire, avant de le faire, avant d'écrire, on n'écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine [...] Ecrire c'est tenter de savoir ce qu'on écrirait si on écrivait - on ne le sait qu'après " (Ecrire, 1993). C'est ici qu'intervient la notion d'inconnu chez Meschonnic. Le sujet du poème est à lui-même son propre inconnu, cette quête asymptotique et indéfinie de soi. Chaque fois qu'un écrivain entreprend une nouvelle oeuvre, c'est une exigence de réinvention de soi, de son langage qui se manifeste : une éthique. Son absence caractérise au contraire les oeuvres qui se répètent ou se prolongent par d'autres moyens. Les Poésies de Lautréamont sont aux Chants de Maldoror cette absence de réinvention. L'auteur déplace ici en l'amplifiant l'analyse déictique de Benveniste. Le je qui est une forme linguistique vide ne réfère que dans une situation particulière et chaque fois différente. Est je qui dit je et tout nouvel acte de parole réinvente chaque fois ce je. Sur le plan littéraire, Meschonnic parle de recommencement. C'est donc un acte historique (pris dans une singularité situationnelle) et éthique (une réinvention). Aussi peut-il logiquement déclarer : " la figure est une figure. Elle n'a pas d'éthique. " (PR, PS, p. 430). On peut généraliser ce propos aux structures narratives, aux genres, à la combinatoire intertextuelle.

Une critique de la rhétorique mène droit en effet à une récusation des notions d'hypotexte et d'intertexte. Qualifier de rhétorique de telles notions a de quoi surprendre mais quand on songe qu'elles mènent à considérer les oeuvres comme la réécriture de modèles littéraires, de topoi, d'éléments thématiques ou formels antérieurs, c'est une représentation culturelle de la création qui s'en dégage. Meschonnic y voit une approche périphérique qui ne pénètre jamais dans le poème. La notion de recommencement invalide l'idée reçue depuis André Malraux qu'on écrit parce qu'il y a eu des livres avant nous, qu'on peint ou qu'on sculpte parce qu'on a contemplé des toiles ou des sculptures. Beaumarchais n'a pas écrit sa trilogie en fonction d'un archétype comique, celui de Molière, par exemple... Cette position ne dissimule-t-elle pas cependant une conception rémanente de l'originalité ? On a montré qu'une telle notion suppose une liberté de l'expression et appartient au contraire à la rhétorique, au style comme émanation de la personnalité ou de la personne, privilège donné sur la fonction de sujet dans l'écriture. Il ne s'agit pas de nier les continuités d'un auteur à un autre mais de montrer que les relations intertextuelles ou hypertextuelles se pensent sur le mode rhétorique de transformations ou imitations (à valeur ludique, sérieuse...) (Note 13) en effaçant l'activité subjective qui en est le fondement au profit d'une analyse des procédés de réécriture, de redistribution. Prendre acte de la subjectivité conduit à penser le " rapport de poète à poètes " (PR, PS, p. 455) comme une relation elle-même particulière et inventée, c'est-à-dire comme ce qui manifeste déjà éthiquement l'individuation littéraire. Cette relation intersubjective pour Meschonnic est une relation dialogique et critique, non un jeu formel. De ce point de vue, l'oeuvre de Pierre Ménard n'est pas éthique mais bien académique. La relation interdiscursive porte autant sur les marques formellement et immédiatement perceptibles du récit, les énoncés, que sur la signifiance. Elle travaille autant à la transformation d'une énonciation B qu'à la transformation dans celle-ci de l'oeuvre A avec laquelle elle dialogue. Je propose de distinguer entre un processus circulaire qui implique une reconnaissance de l'oeuvre A dans l'oeuvre B, de ses constructions rhétoriques (que cette dernière peut à l'occasion survaloriser à des fins parodiques, pastichielles...), et une relation unilinéaire, irréversible qui met en valeur le travail de signifiance spécifique à B, lié aux unités du récitatif. Cette trajectoire qui redouble la relation rhétorique en cercle est d'ordre aspectuel puisqu'elle manifeste un point de vue critique sur l'objet A : à la valeur A, rhétoriquement reconnue, renvoie une contre-valeur B ; au sujet A, un contre-sujet B. Mais ce dialogisme critique valorise aussi les filiations continues entre poètes. L'oeuvre B reconnaît par son opération même la modernité de A et manifeste rétroactivement son historicité propre. C'est de cette façon, il me semble, que Henri Meschonnic analysait les prosodies du regard de Baudelaire à Scève (RV, pp. 127-135). Ainsi ce banal problème exhibe le caractère conflictuel des rapports entre la rhétorique et la poétique.

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