Jean Charconnet,
Paris VIII, CALDE

 

Représentation graphique des séquences analogiques :
un instrument heuristique.

Communication écrite aux secondes Rencontres de Sémantique et Pragmatique,
Université d’Orléans, 8-10 Juin 1999.

 

Je voudrais dans cette communication m’appuyer sur mes travaux sur les séquences analogiques pour montrer comment des représentations graphiques comme ici les schémas d’ordre discursif, de Miéville (1), ou les schémas que l’on trouve dans la théorie de la projection de structure (2) peuvent aider à la conceptualisation, et conduire à la découverte de concepts nouveaux. Comme nous le verrons, ces représentations graphiques offrent, mis à part leur intérêt heuristique, des possibilités de falsification plus nettes que les représentations discursives.

 

Il faut cependant s’interroger sur un certain nombre de points avant d’aborder le cœur du sujet. L’une des premières questions que j’ai été amené à me poser au fil de ce travail est celle-ci : en quoi le changement de représentation guide-t-il la découverte ? Ce changement de représentation ne fait-il pas partie intégrante de la découverte ? Dans le cas qui nous intéresse ici, quelques arguments tendent à montrer que le passage de la représentation discursive à la représentation graphique est un des moteurs du raisonnement et de la découverte. Comme l’écrit Judith Schlanger :

 

" le point décisif est ici, me semble - t--il, la fonction et le statut de langage. Pour Koestler, l’option est claire : comme le langage, facteur d’inertie, est plein de pièges, la pensée latérale se libère en abandonnant le verbal pour le visuel ou le cénesthésique. C’est ce qui rend possible le surgissement de l’intuition, et c’est ce qui fait que l’intuition elle-même n’est pas verbale. Une fois que l’intuition neuve est acquise, sa formulation est neutre et ne pose pas de problème particulier (lorsqu’il s’agit d’une intuition scientifique). La pensée scientifique novatrice se gagne à un niveau plus profond que le niveau verbal, et le gain de vision est indépendant de la formulation. " (3)

 

Nous allons voir que pour les concepts que nous avons étudiés, le langage, le verbal, peut être un des moteurs de la découverte, et qu’il y a interaction entre les différents types de représentation, représentation graphique et représentation discursive plutôt que concurrence ou prééminence d’un type de représentation par rapport à l’autre. Observons par exemple le célèbre schéma d’Einstein, intéressant à plus d’un titre. On sait que pour Einstein, la pensée est un continuum, et qu’il n’y a pas de différence essentielle entre la pensée scientifique et la pensée préscientifique Dans cette lettre qu’il écrit à Maurice Solovine (4), Einstein s’interroge sur ce qu’est la pensée, et propose ce schéma :

 

Du plan chaotique des expériences (E) – les faits, les données – on passe par le saut J (la courbe remontant directement du plan des expériences E au point A) au système des axiomes par un bond intuitif et hypothétique. Les A reposent sur les E de façon intuitive, sans " aucune voie logique " selon Einstein. On postule ensuite des axiomes, ou en déduit des assertions (S) , que l’on va mettre en rapport avec les expériences, pour valider ou invalider la théorie, qui est cet ensemble d’intuitions, de formalisations et de tests. La représentation graphique de la démarche de la pensée, du système EJASE d’Einstein, permet de saisir d’un coup d’œil le processus et d’en envisager les différentes étapes (5). Le changement d’ordre de représentation aide à la découverte, et à sa vulgarisation. L’accent est mis sur le bond, son caractère intuitif, qui permet la créativité nécessaire à la découverte, que ne permettrait pas un strict raisonnement déductif. La courbe agile et majestueuse que présente le schéma dissimule bien entendu de nombreux autres aspects de l’intuition et des indices sur lesquels elle repose, mais le fait est là : cette représentation modifie en profondeur les idées sur l’activité du chercheur, mettant au premier plan l’aspect intuitif de la découverte.

 

Venons en maintenant, sur un plan beaucoup plus modeste, à notre représentation des séquences analogiques (6). Je me suis appuyé, pour construire une typologie des séquences analogiques sur deux types de représentations graphiques : celle de Denis Miéville (7), et celle de Deirdre Gentner (8).

 

Envisageons tout d’abord les représentations proposées par Denis Miéville. Il représente le déroulement du discours par un axe vertical ( de haut en bas) et les passages dans les séquences du discours du thème (d1) au discours du phore (d2). Cette représentation graphique s’appuie sur une formalisation des séquences obtenue à l’aide de la théorie des opérations principalement développée par Jean-Blaise Grize (9) à partir des travaux d’Antoine Culioli. Ceci lui permet de distinguer trois types de séquences, le jugement par analogie, le raisonnement par analogie et le raisonnement analogique par assimilation. En m’appuyant sur ces représentations, je montre que l’on peut distinguer deux types de raisonnement par analogie (10), nous y reviendrons en observant le modèle de la projection de structure, et que l’on peut distinguer un type particulièrement intéressant de séquence, l’analogie-unification, où se construit un discours intermédiaire qui subsume les deux notions particulières mises en relation d’analogie. Voici un exemple de construction d’un discours intermédiaire :

 

" Mais de toutes les comparaisons qu’on pourrait imaginer, la plus démonstrative est celle que qu’on établirait entre le jeu de la langue et une partie d’échecs. De part et d’autre, on est en présence d’un système de valeurs et on assiste à leur modifications. Une partie d’échecs est comme une réalisation artificielle de ce que la langue nous présente sous une forme naturelle.
Voyons la chose de plus près.
D’abord un état de jeu correspond bien à un état de langue. La valeur respective des pièces dépend de leur position sur l’échiquier, de même que dans la langue chaque terme a sa valeur par opposition avec tous les autres termes. En second lieu, le système n’est jamais que momentané ; il varie d’une position à l’autre. Il est vrai que les valeurs dépendent aussi et surtout d’une convention immuable, la règle du jeu qui existe avant le début de la partie et persiste après chaque coup. Cette règle admise une fois pour toutes existe aussi en matière de langue : ce sont les principes constants de la sémiologie. "
(11)

La langue et le jeu d’échecs sont des systèmes de valeurs.

Les systèmes de valeurs connaissent des modifications , pour le jeu d’échecs, le mouvement des pièces, pour la langue les changements diachroniques, ces modifications dépendent d’une règle immuable – la règle du jeu des échecs, les principes constants de la sémiologie.

C’est ce type de construction d’un cohyperonyme commun que j’appelle opérations theta 5. En voici quelques exemples :

theta 5 { ADN, Texte} => { ADN, texte, enchaînement} (CI –Elément 1)

theta 5 {ADN, Morse} => {ADN, Morse, Code} (CI – Elément 2)

theta 5 {code linguistique, code génétique} => {code linguistique, code génétique, système de communication.}

 

C’est à proprement parler la représentation graphique proposée par Miéville qui m’a guidé vers l’idée d’analogie-unification, car on voit clairement apparaître, dans les séquences concernés des éléments pouvant référer tant aux notions de d1 qu’à celles de d2, et se dessiner un troisième axe vertical, celui du discours intermédiaire qu’on serait bien en peine de représenter autrement. On voit clairement à travers cet exemple comment le raisonnement analogique permet d’élaborer des catégories très générales auxquelles appartiennent des phénomènes de nature très diverse. Ces catégories sont de nature culturelle et historique, tout comme le sont les notions (12). Ceci m’a également conduit à postuler cette nouvelle opération discursive, theta 5. Comme je l’ai déjà dit, l’intérêt de ces opérations est de montrer comment s’unifient les notions dans le discours, amenant par exemple à considérer, dans le corpus de génétique que nous avons étudié, le code génétique comme un système de communication, au même titre que le langage. Si l’on opère le rapprochement avec les processus de découverte scientifique, on remarque que cette idée d’unification est centrale dans de nombreuses découvertes majeures. Ainsi, le raisonnement analogique qui guide Thomas Young est saisissant : " l’idée que la lumière est une propagation d’une impulsion communiquée à l’éther est fortement confirmée par l’analogie entre les couleurs d’une plaque mince et les sons d’une série de tuyaux d’orgue " (13). Comme le rappelle Holton, Young connaissait les expériences sur les plaques minces décrites dans l’optique de Newton. L’expérience est décrite ainsi "  Si deux minces plaques de verres sont disposées en angle aigu, de sorte qu’il y ait une couche d’air graduellement croissante entre elles, et si une lumière d’une couleur donnée tombe sur ce montage, l’œil placé au dessus des plaques observe des bandes de couleur également espacées qui lui sont renvoyées par la couche d’air. La hauteur de la couche d’air entre les deux plaques de verre, au point à partir duquel la lumière est envoyée est de 1 à 2 à 3 à 4 etc… " Selon Thomas Young "  la même couleur se reproduit chaque fois que l’épaisseur répond aux conditions d’une progression arithmétique " et Young précise : "  or ceci est exactement similaire à la production du même son, par le biais d’un souffle uniforme, provenant de tuyaux d’orgue qui constituent différents multiples de la même longueur " (14).

 

L’analogie établie lui permet d’affirmer que la lumière et le son sont fondamentalement des phénomènes ondulatoires, unifiant ainsi deux domaines auparavant disjoints en construisant une notion nouvelle. Holton démontre également que c’est une analogie du même type qui va guider Einstein sur le chemin de la découverte de la relativité générale.

 

Il y a donc, à notre sens, interaction entre la mise en forme du discours et la possibilité de découverte. La capacité de représentation discursive conditionne la possibilité de découverte, comme la diversification des représentations, ici le passage par la représentation graphique, permet d’élaborer d’autres hypothèses, ou de tenter de saisir les mêmes réalités sous un angle différent. De même, le changement de représentation peut induire la possibilité d’une falsification plus nette.

 

Observons dans cet état d’esprit quelques uns des schémas de la théorie de la projection de structure, comme le schéma de l’analogie de Rutherford (15), qui exploite l’analogie entre l’atome et le système solaire dans une perspective de vulgarisation scientifique. La représentation proposée par Gentner identifie un certain nombre de noeuds (dans ce premier schéma soleil, planète i, planète j, électron, noyau) unis par des relations comme plus massif que, tourne autour de etc. Elle identifie également un certain nombre d’attributs qui peuvent convenir a certains items du schéma comme ici pour le soleil : jaune, chaud massif. Sa typologie des projections de structures s’appuie sur ces différents concepts. Les schémas des projections, vidés de tout contenu linguistique, permettront d’identifier le degré de clarté ou d’abstraction d’une analogie. Par exemple une projection de structure sera plus abstraite si elle ne conserve aucun des attributs, etc. Elle n’envisage cependant qu’une seule possibilité : la projection des structures du phore sur le thème, et non l’inverse, ou la possibilité d’une interaction entre les structures des deux items mis en relation d’analogie.

Structure mapping for the rutherford analogy :

" The atom is like the solar system. "

D’après Gentner, 1983.

 

Selon Gentner, ce sont donc toujours les structures du domaine de base, le plus connu, qui se projettent sur le domaine cible, le moins connu. Que dire alors de l’exemple suivant :

"Dans le noyau de chacune de nos cellules, les macro molécules porteuses de notre hérédité, l'ADN sont formées de l'enchaînement de plus de trois milliards d'éléments ! Cet enchaînement constitue le "texte" de notre génome. Un texte écrit avec quatre lettres, les bases nucléotidiques. Imaginez une encyclopédie microscopique de plusieurs centaines de milliers de pages composées d'un texte étrange, truffé de bégaiements, de longues portions apparemment sans intérêt au sein desquelles se cachent des "phrases" ou des "mots" qui sont les gènes. Cette partie signifiante de l'ADN représente moins de 2% du génome. Elle contiendrait entre 50 000 et 100 000 gènes disséminés au hasard le long de cette interminable molécule embobinée sous la forme de 23 paires de chromosomes. Comment les repérer ? Comment dénicher des mots épars dans cette énorme encyclopédie en 46 volumes ?" (16).

Projection de Structure du thème " la molécule d’ADN "

sur le phore " une encyclopédie "

 

C’est ici en grande partie la représentation graphique proposée par Gentner, qui m’a permis de montrer que la théorie était sinon fausse, du moins nettement incomplète. On remarque en effet qu’ici le phore (une encyclopédie microscopique en 46 volumes composée de centaines de milliers de pages d’un texte étrange et bégayant) est largement reconstruit en fonction de la connaissance du thème qu’a le scripteur. Le procédé est fréquent dans la vulgarisation scientifique et montre bien que la projection de structure ne se fait pas forcément du plus connu vers le moins connu, mais que différents parcours explicatifs sont possibles.

 

Ceci, sur un plan plus général permet d’avancer que le processus de raisonnement analogique entraîne non une projection de structures d’une notion sur l’autre, mais une interaction entre les notions. Notons que l’on retrouve ici l’idée de " bond " : la perception première et intuitive de l’analogie fournit le système des axiomes que l’on va tester par expérience et développer dans le discours.

 

En guise de conclusion, on pourrait dire que la diversification des représentations de phénomènes semblables guide vers la découverte en permettant d’apercevoir des analogies qui ne sont pas saillantes dans l’un ou l’autre mode de représentation, et que le passage par différents ordres de représentation permet d’appréhender les phénomènes sous des angles différents pour mieux saisir les hypothèses explicatives de ces phénomènes, les valider ou les falsifier. Le maître mot est interaction, tant interaction des représentations de différents ordres, qu’interaction des notions mises en relation d’analogie. Et il n’est pas indifférent qu’il soit l’un des mots clés de notre époque , comme a pu l’être il y quelques années le mot communication.