Janis Locas

 

BAUDELAIRE, DE QUINCEY

ET LES FORMULES DIGRESSIVES

Étude de rhétorique

 

 

Parmi les transformations opérées dans Les Paradis artificiels sur le texte initial de Thomas de Quincey, on souligne souvent la suppression de plusieurs digressions de l'auteur anglais. Dans son édition critique du Mangeur d'opium, Michèle Stauble-Lipman Wulf range "l'omission de digressions gratuites, décoratives (Note 1) " au nombre des modifications les plus importantes. Baudelaire lui-même, dans ses " Précautions oratoires ", exprimait sa répugnance pour les développement hors sujet et sa résolution de les épargner au lecteur : " De Quincey est essentiellement digressif [...] je serai obligé, à mon grand regret, de supprimer des hors d'oeuvre très amusants [...]¸ bien des dissertations exquises, qui n'ont pas directement trait à l'opium. (Note 2) " L'ajout, dans Les Paradis, de commentaires explicatifs, de jugements personnels, de notes introductrices fait cependant douter d'une aversion réelle pour la digression. À y regarder de près, le rejet de Baudelaire concernerait plutôt la forme particulière que prend la figure chez De Quincey, que la figure en elle-même. La longueur, la nature des excursions discursives de De Quincey, relevant presque de l'esthétique baroque, gêneraient davantage Baudelaire que le principe de s'éloigner provisoirement d'un sujet principal. Multiforme, revendiquée, métadiscursive, la digression atteint en fait, chez Baudelaire, dans le respect de certaines exigences classiques, un haut degré d'achèvement.

 

Dans la lettre bien connue adressée à Poulet-Malassis, Baudelaire affirme : " De Quincey est un auteur affreusement [...] digressionniste, et ce n'était pas une petite affaire que de donner à ce résumé une forme dramatique et d'y introduire l'ordre (Note 3). " Le terme affreusement, qui signifie en contexte " extrêmement ", contient néanmoins l'idée d' " horrible ", de " monstrueux ". Les digressions de De Quincey poseraient problème parce qu'elles sont nombreuses, inopportunes, détestables. Or, de telles considérations quant à la pertinence et à la fréquence relèvent d'une conception classique assez réductrice de la figure : un " discours qui s'écarte et qui sort du principal sujet pour en traiter un autre, qui y doit avoir quelque rapport. [...] On pardonne les digressions quand elles sont courtes et à propos. La digression doit avoir une place, une fonction et des proportions adéquates " (Note 4). Ce qui est impardonnable pour Baudelaire n'est pas que De Quincey commette des digressions, mais qu'elles s'accordent mal avec les recommandations classiques d'unité et d'ordre. Le digressionnisme de De Quincey, de nature à la fois baroque et romantique, est en effet immodéré, proliférant, impénitent.

 

Le défaut majeur que Baudelaire trouve aux digressions de son auteur est celui de leur étendue. Les consignes classiques sont claires à ce sujet: pour ne gêner en rien le continuum discursif, le dépouillement, la sobriété de la digression s'imposent. De Quincey est lui-même conscient de la disproportion qu'atteignent parfois des épisodes de son récit : " Mon lecteur n'aura plus lieu de se plaindre, car je vais maintenant précipiter son récit " (Note 5); " M'étant étendu, comme je l'ai fait, sur cette première et capitale erreur, je vais en examiner très brièvement une seconde et une troisième [...] " (Note 6); " mais je me vois appelé à terminer un récit qui a déjà une longueur déraisonnable " (Note 7). Cependant, le développement excessif d'un sujet ne correspond pas forcément à une digression. Suivant son acception générale, le terme "digression" (du lat. digressio, de digredi "s`éloigner" implique nécessairement l'idée d'un éloignement par rapport à un récit premier : " Toutes les définitions se ramènent à un constat d'écart. Qui digresse s'éloigne du sujet, s'écarte de son propos, s'égare en quittant la grand-route " (Note 8). L'extension démesurée de certaines parties participeraient donc plutôt de l' " excroissance " (Note 9) textuelle, qui présente certaines affinités avec la digression, mais s'en distingue justement par sa filiation au sujet principal. En fait, la décision de raccourcir, dans Les Paradis, certains passages des Confessions semble moins motivée par un problème de digression que de vitesse de récit. L'effet de longueur qui se dégage de l'oeuvre anglaise et qui embarrasse Baudelaire provient plutôt de la discordance excessive entre les successions diégétique et narrative, que du caractère digressif des passages. Sans qu'il y ait exactement suspension de l'histoire ou " pause " (Note 10), pour reprendre le terme de Genette, le temps de la narration excède de beaucoup celui du récit.

 

On s'attendrait à ce que Baudelaire, agacé par l'étirement de l'action, condamne aussi la digression ornementale. À l'exigence classique de la brièveté du propos digressif s'ajoutait celle de son bien-fondé. Un passage des " Précautions oratoires " insiste d'ailleurs sur ce point : " [...] Je serai obligé [...] de supprimer des hors d'oeuvre [...] qui n'ont pas directement trait à l'opium " (Note 11). Cette condamnation théorique des digressions décoratives est cependant peu certifiée par le texte. Passant rapidement sur des éléments majeurs du récit tels que le détail des souffrances de l'opium (" à quoi bon s'étendre sur cette crise et en détailler tous les incidents " (Note 12)), ou le voyage de De Quincey à Eton (" J'abrège vivement les détails du voyage " (Note 13)), Baudelaire, à plusieurs reprises, s'attarde sur des événements diégétiques qui, s'ils ne constituent pas précisément des digressions, entretiennent avec le thème de base un rapport passablement éloigné. La rencontre de la jeune Anne, l'épisode du Malais, le rêve de Tite-Live comptent parmi ces développements superflus qu'il affectionne particulièrement. Le caractère inutile de ces passages est presque revendiqué, Baudelaire insistant sur le charme de l'écriture, la beauté de l'expression : " Le morceau suivant est un de ceux que je ne peux me résigner à abréger. Il est bon d'ailleurs que le lecteur puisse de temps en temps goûter par lui-même la manière pénétrante et féminine de l'auteur " (Note 14); " Ici le ton du livre s'élève assez haut pour que je me fasse un devoir de laisser la parole à l'auteur lui-même " (Note 15) ; " Les pages suivantes sont trop belles pour que je les abrège " (Note 16). La critique des figures ornementales, en introduction,est sans conséquence sérieuse dans le texte.

Ouvert aux développements parasites s'ils sont touchants, mais hostile aux longueurs, Baudelaire ne se montre donc pas défavorable aux digressions, quoi qu'il en dise. L'usage varié que lui-même en fait confirme un certain attachement aux escapades hors propos. Explicite ou feutrée, assumée ou justifiée, annonciatrice ou explicative, la digression atteint un degré de richesse qu'on ne retrouve pas même dans les Confessions. D'abord, Baudelaire reprend, au sein de ses minitraductions comme ailleurs, toutes les figures digressives rencontrées chez son précurseur. Les Paradis s'ouvrent franchement sur une apostrophe (sorte d'éloge à l'opium), qui figurait, on le sait, à la fin des " Plaisirs de l'opium " des Confessions. Baudelaire élimine quelquefois les parenthèses de De Quincey, mais en ajoute d'autres, pour y glisser des commentaires personnels : " Je me rappelle que la première fois que je le lus, il y a de cela bien des années (et je connaissais pas la deuxième partie, Suspiria de profundis, qui d'ailleurs n'avait jamais paru) " (Note 17). Le texte est encore ponctué d'interruptions (" Notez que l'homme qui parle ainsi est un homme grave [...] " (Note 18)), de propositions incidentes : " Quel en sera donc l'effet sur un esprit subtil [...] --sur un cerveau marqué par la rêverie fatale, touched with pensiveness, pour me servir de l'étonnante expression de mon auteur " (Note 19).

À ces formes reconnues de la digression s'ajoutent des formes apparentées, repérables aussi chez de De Quincey, reprises dans les Paradis : mêmes commentaires en notes, mêmes éclaircissements paratextuels dans un " Au lecteur " et un appendice, mêmes remarques introductrices en début de paragraphe, etc. chez les deux auteurs. Baudelaire ne se borne pas à adopter les procédés digressifs de son auteur mais en invente d'autres, plus discrets, spécialement efficaces. Alors qu'on admet généralement qu' " est digression ce qui se signale comme tel " (Note 20), il s'avère que certains auteurs usent de stratégies digressives plus subtiles, préfèrent les transitions étouffées. Aux digressions pleinement revendiquées mais en réalité fausses de De Quincey ( l'affirmation, dans l' " Introduction aux souffrances de l'opium ", suivant laquelle " [l]'événement n'[est] apparenté en aucune manière au sujet qu'[il] traite présentement " (Note 21) est mensongère), correspondent, à l'inverse, chez Baudelaire, de véritables digressions qui ne s'autodésignent nullement, mais se camouflent dans le texte. La subordonnée relative, dont la fonction est ordinairement d'ordre complétif, devient parfois outil de digression, remplaçant la proposition incidente : " C'est ici que se dressent ces étranges actions de grâce [...], que j'ai rapportées textuellement au début de ce travail et qui pourraient lui servir d'épigraphe" (Note 22) . Ou alors, la digression s'immisce dans le texte sans indication morphosyntaxique claire, de façon naturelle : " Mais ainsi que l'a dit, je crois, Robespierre, dans son style de glace ardente, recuit et congelé comme l'abstraction : "l'homme ne voit jamais l'homme sans plaisir" (Note 23). "Au- delà de la grande diversité de formes qu'elle peut acquérir, la digression, dans Les Paradis, par le caractère métadiscursif qu'elle présente souvent, se veut une figure davantage substantielle que chez De Quincey.

La distinction que Roland Barthes proposait entre la " description qui s'encastre dans une situation diégétique " et celle assumée par l'auteur, qui " prend en charge, par un autocommentaire, la coordination des parties de son texte " (Note 24), s'appliquerait aussi à la digression. Elle peut ainsi constituer une " figure de récit " ou, si elle est le fait de l'auteur, apparaître comme " figure de discours " (Note 25). Si, dans sa définition la plus poussée, la digression se signale elle-même (" un digressionniste est tout à la fois praticien et théoricien de la digression " (Note 26)), elle atteindrait une plus grande consistance dans la sphère du texte que dans celle du récit, faisant intervenir le jeu complexe de la réflexivité, de la mise en question de l'activité narrative. Puisque les Confessions relèvent de l'autobiographie, qu'auteur et narrateur-personnage se confondent, les digressions qu'on y trouve sont à classer parmi les figures de récit, même s'il s'agit de réflexions personnelles. Règle générale, le contenu des digressions est habituellement diégétique : une nouvelle histoire apparaît au sein de la première. Chez Baudelaire au contraire, qui résume et commente le texte d'un autre, la digression est essentiellement discursive. Étranger à l'histoire qu'il relate, le narrateur émet principalement des commentaires techniques sur la composition d'ensemble du texte de son prédécesseur, sur les modifications qu'il lui apporte : " L'auteur ne nous dit pas par quels moyens il réussit, malgré sa misère, à se rendre à Londres " (Note 27); " [...] Ces étranges actions de grâce [...] que j'ai rapportées textuellement au début de ce travail " (Note 28); " De Quincey a singulièrement écourté la fin de son livre" (Note 29).

 

Ses intrusions délibérées dans le texte à titre d'auteur, et non, comme chez de De Quincey, à titre d'actant principal, situent Baudelaire dans cette tradition du digressionnisme critique, qui connaît son heure de gloire au XVIIIe siècle, et qui pousse au maximum l'idée du chevauchement de la pratique et de la théorie de la digression : " [...] Ces éclats de réflexion théorique tout en disloquant le texte, nous en fournissent la première et incontournable analyse " (Note 30). Alors que, dans les Confessions, les digressions paraissent souvent spontanées, incalculées et découvertes comme par surprise après coup (" Mais c'est là un sujet étranger à mon présent propos [...] " (Note 31)), elles se veulent, dans Les Paradis, déclaratives et volontaires, conscientes d'elles-mêmes : " Voilà une belle sentence, une irréfutable sentence (quelle tempérance !) " (Note 32); " Quoi qu'il en soit, voici ce dénouement " (Note 33). Autoréférentielle, abrupte, la digression de Baudelaire n'est pas non plus exempte de l'ironie qui la caractérisait, comme dans Jacques le Fataliste, au XVIIIe siècle : " Puisse ce pénétrant écrivain, ce malade charmant [...] vous être conservé plus longtemps encore que le fragile Voltaire ! "(Note 34).

 

L'emploi varié qu'il en fait et le degré d'accomplissement qu'elle atteint en tant que figure de pensée critique obligent à croire que la digression compte davantage pour Baudelaire qu'il ne le prétend. En considérant qu'un récit second est une forme de digression, et que le sujet principal des Paradis n'est pas la biographie de Thomas De Quincey, mais l'évolution d'un compte rendu critique des Confessions, tous les passages traduits pourraient, à la limite, constituer des digressions de l'ordre du " discours inséré ". En effet, par rapport à l'analyse suivie que fait Baudelaire des Confessions, les traductions, si elles conservent un certain lien avec le sujet, apparaissent comme autant de petits morceaux détachés, autonomes, que choisit Baudelaire pour leur puissance évocatrice plutôt que leur teneur diégétique. Ainsi, Baudelaire dans " Les Voluptés de l'opium " interrompt franchement son résumé de l'oeuvre pour introduire un discours dans son discours : " Je me [fais] un devoir de laisser la parole à l'auteur lui-même (Note 35). " Et le récit premier (celui de Baudelaire) reprend normalement après cette insertion d'un second récit : " [...] Il jetait souvent notre rêveur dans les centres les plus fourmillants de la vie commune "(Note 36). Certainement audacieuse, cette hypothèse d'une nature digressive des traductions de Baudelaire serait confirmée par la cohérence d'ensemble que conservent Les Paradis si on les prive des passages autobiographiques. S'ils perdent, bien entendu, beaucoup de richesse, compte tenu notamment de la qualité de la traduction, ils gardent , à un point de vue plus technique, leur logique d'ensemble, et le dessein premier de l'auteur (" Donner à ce résumer une forme dramatique et [...] y introduire l'ordre " (Note 37)) n'est nullement affecté.

 

La résistance de Baudelaire à la digression est donc relative. Blâmant plutôt son auteur de s'allonger que de digresser, ne repoussant pas a priori les procédés d'amplification ornementale, explorant lui-même toutes les voies de la digression jusqu'à en faire une figure maîtresse de son ouvrage, Baudelaire montre que ce qu'il condamne par l' expression d' affreusement digressionniste n'est qu'une forme singulière de la figure, qui ne se définit qu'en fonction d'une histoire, d'une logique narrative simple, et qui tend à se déployer à l'infini. Dans Les Paradis, la digression devient non seulement un instrument d' analyse de l'action narrative, mais détermine sa propre valeur, ses propres fonctions en tant que figure. Elle est une " donnée litigieuse qui trouble le système rhétorique, mais lui permet aussi à chacune de ses étapes de définir son propre degré de rigueur normative dans l'élaboration du discours idéal "(Note 38).

 

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