Françoise MELONIO

 

LA LITTERATURE ENTRE LES PURS ET LES RHETEURS

(article paru Le Français aujourd’hui, hors série "Lecteurs, littératures, enseignement", Actes du XIe congrès de l’AFEF, mars 1999)

 

 
"Le mal consiste en ce que nous donnons à des élèves de moins en moins aptes à le recevoir, un enseignement de moins en moins propre à leur être communiqué ", écrivait Lanson en 1909. Nous allons gémissant que l’enseignement est en crise, nos prédécesseurs en faisaient tout autant. D’où l’intérêt, pour penser notre présent, d’un détour par le XIXe siècle où se met en place le " dispositif moderne des lettres ". Ce qui change au XIXe siècle, c’est en effet le rapport entre l’écrivain, le critique et le professeur. Le classicisme "est un cercle dans lequel on met en jeu les mêmes valeurs et les mêmes démarches, qu’il s’agisse de produire, d’apprécier, d’enseigner" une littérature qui se veut éloquente c’est-à-dire porteuse d'une vérité universelle (Schlanger). L'âge romantique radicalise le mouvement déjà ancien par lequel la littérature proclame son autonomie et il sépare l'acte de produire et d'apprécier la littérature de celui de l'enseigner. D'où le lent dépérissement du modèle ancien de l'enseignement rhétorique solidaire du cercle classique, au profit d'une pédagogie du seul commentaire dont nous sommes les héritiers insatisfaits.
 
La littérature sur son Aventin

Le trait majeur du XIXe siècle est l’émancipation d’une littérature autonome et consciente de son magistère intellectuel par rapport au modèle de l’éloquence ou à ce que Perelman appelle l’empire de la rhétorique. A la rhétorique générale qui se déployait dans l’école, le barreau, la chaire on substitue une rhétorique restreinte qu’on va baptiser esthétique ou poétique pour en faire ressortir la nouveauté. Le point extrême de ce retrait de la littérature sur son sublime Aventin est la période symboliste où l’écrivain, renonçant aux missions nationale, sociale, politique ou religieuse du pouvoir littéraire alléguées par les romantiques, justifie sa royauté par une gnose du langage. Ainsi au moment même où les Français goûtent enfin les joies de la parole publique, la littérature dévalue l’éloquence et se resserre dans ce que Sainte-Beuve appelait un "kamtchatka littéraire".

Le XIXe siècle est l’âge d’or des orateurs politiques. Avant la Révolution, l’éloquence politique avait été rêvée plus que pratiquée. Les parlementaires adressaient des remontrances, mais à genoux, à des rois, qui, depuis Henri IV, ne parlaient guère, car le bon plaisir n’a que faire de convaincre. C’est donc Bossuet, Bourdaloue, Corneille ou Racine qui, sur des tribunes de substitution, avaient pris en charge la dénonciation des misères ou la réflexion sur la bonne marche de l’État. Restait la nostalgie du forum, entretenue par l’éducation. La subite explosion oratoire de la Révolution ne s’expliquerait pas si l’orateur n’avait été d’abord ce héros rêvé avant de devenir la voix de la nation.

La révolution fait brusquement du dire éloquent un faire ; les droits de l’homme existent parce qu'ils sont déclarés, les institutions parce qu’elles sont proclamées et chaque mot crée un monde. Les Anglais depuis Edmond Burke en sont horrifiés. Mais leur critique de la souveraineté du discours n’a pas en France d’équivalent. Le prestige de l’orateur est tel, Henri Heine le note tristement en 1840 dans Lutèce que "le système représentatif et parlementaire absorbe les meilleurs comédiens d’entre les Français ". Aussi bien il ne reste au théâtre de talentueux... que les actrices. Les meilleurs prédicateurs (Lamennais ou Lacordaire), les avocats célèbres (Berryer) les grands poètes (Hugo ou Lamartine) les penseurs (Guizot ou Tocqueville), deviennent députés .Au cours du siècle, la parole libérée fait refluer la violence au point que Gambetta peut croire "que tout ce pays n’est qu’une énorme tribune aux harangues ". Au coeur des enjeux de pôuvoir, la tribune de l'Assemblée, magnifiée par Hugo dans Napoléon le Petit: "la tribune française, c'est depuis soixante ans, la bouche ouverte de l'esprit humain". Le succès énorme du Livre des Orateurs de Cormentin - le "Quintilien français" - publié en 1838 sous le pseudonyme de Timon, la diffusion des caricatures de parlementaires de Daumier sont le signe de l'intérêt porté à l'éloquence par toue la société éclairée.

C’est dans ce moment du triomphe des orateurs que se développe, au nom de la Raison, du sujet ou de l’Histoire, une contestation de la rhétorique qui va gagner progressivement le discours pédagogique.

Dès la Révolution, l’éloquence est condamnée au nom de la Raison et assimilée à une sophistique. Les révolutionnaires craignent "l’abus des mots". En 1791, Domergue lance un "journal de la langue française "afin de constituer " une rhétorique et une poétique raisonnée " pour des "jeunes gens que le nouvel ordre des choses destine à porter la parole dans les assemblées représentatives"; il cherche la "langue exacte" car "il n’y a pas de véritable éloquence sans la propriété des mots, comme il n’y a pas de bonne peinture sans la correction du dessin ". Le 30 juillet 1791, il crée la société des amateurs de la langue française "consacrée à la régénération de la langue" à laquelle adhèrent Condorcet et Robespierre. Les idéologues reprennent cette critique de la rhétorique. A l’École normale en 1795, contre Laharpe qui consacre son cours de littérature à Démosthène et Cicéron, Garat, dans la lignée des idéologues et de Condillac, affirme que seules la poésie et la philosophie ont un rapport à la vérité, et renvoie l’éloquence à la sophistique. La même méfiance envers les séductions de la rhétorique se retrouve dans le Rapport sur l’instruction publique de Condorcet (1792). Pour Condorcet la rhétorique, comme les fêtes, est condamnable dès lors qu’elle joue des emportements du sentiment qui offusque la Raison.

D’autres condamnent l’éloquence au nom de la sincérité et de l’authenticité. La réforme, en intériorisant le rapport à Dieu, avait valorisé la parole privée et spontanée. C’est la source de 1’antirhétorique des modernes et en particulier de l’effusion romantique. Le romantisme inculpe l’orator comme un moi avide de pouvoir et de vanité et récuse largement toute éthique de l’idéal ou du modèle objectif. Se conformer à un modèle, privilégier le mimétisme passe aux yeux des romantiques pour de l’hypocrisie. Lorsque dans La Chartreuse de Parme, Fabrice touche au sommet de l’éloquence religieuse, c’est que son discours n’a pour finalité que de séduire Clélia. Pervertie, la rhétorique de Fabrice ne survit que dans son asservissement à l’éros ! Ainsi la méfiance envers la cérémonie politique, académique ou religieuse manifeste le rejet d’une rhétorique qui passe désormais pour pactiser avec le mensonge ou le pouvoir. La littérature s’abâtardit à vouloir plaider ou persuader.

Enfin dès Thermidor la rhétorique est condamnée au nom du sens de l’Histoire. Ce qu’on lui reproche, parce qu’elle est nourrie des antiques, c’est de conduire les Français à se tromper d’époque: la rhétorique scolaire ou politique fait de l’antiquité un magasin d’exempla sans souci de la distance historique. Le but n’est pas de connaître le passé comme tel mais de faire venir le passé dans le présent jusqu’à l’absurde. Le conventionnel Hérault de Séchelles souhaitant disposer de modèles pour écrire la constitution de la France réclama les lois de Minos " sur le champ ", dit-on. La critique des potentialités despotiques du modèle de la vertu antique spartiate surtout, devient très vite un lieu commun - il est vrai qu’à travers la rhétorique antique, c’est Rousseau qu’on visait. En 1797, Chateaubriand, dans son Essai sur les révolutions, déplore que la révolution ait "été produite en partie par des gens de lettres qui, plus habitants de Rome et d’Athènes que de leur pays, ont cherché à ramener dans l’Europe les moeurs antiques". Puis le lieu commun est reformulé par Benjamin Constant dans une conférence célèbre (De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, 1819) et par Karl Marx dans La Sainte Famille (1845). Le libéral et le socialiste se rejoignent pour montrer que les exemples de la vertu antique sont anachroniques, et pis, néfastes dans une société bourgeoise. Pour Constant, le recours à la littérature antique conduit à méconnaître la spécificité de la société moderne, où la liberté pour l’individu consiste à vaquer à son gré à la poursuite de son bonheur particulier; pour Marx l’invocation de la vertu antique sert à dissimuler la nature véritable de la société qui est celle du conflit de classes.

Ce qui dans les deux cas est en cause, c’est le poids des morts sur les vivants du fait d’une éducation littéraire qui en France tient lieu d’éducation politique. Qui nous débarrassera des Grecs et des Romains ?

Cette dévalorisation de la rhétorique est repérable à des indices très divers: dans les modifications de l’organisation du champ littéraire par exemple. On a pu dater la "naissance de l’écrivain" du XVIIe siècle (Viala) mais c’est le XIXe qui donne à la " littérature pure " ses institutions prestigieuses. Durant toute la première moitié du XIXe siècle, le champ littéraire reste organisé autour de l’Académie française où l’on célèbre les grands genres: l’art oratoire, la grande poésie, et l’histoire, qui tous relèvent de l’éloquence. Dans les concours de poésie on compose sur les merveilles de la machine à vapeur (Louise Colet, l’amie de Flaubert, triomphe)... Au XIXe siècle, l’Académie chérit particulièrement les historiens, elle les chérit d’ailleurs encore. L’histoire est le premier des lieux communs où se rassemblent les esprits distingués sous la tutelle du pouvoir. "Forum éloquent des esprits " (Mare Fumaroli), l’Académie est d’abord vers 1830-1850 concurremment convoitée par les publicistes et les littérateurs. Dans la course au clocher académique on voit s’élancer Lamartine, Vigny, Musset, ou Hugo. Baudelaire, comme Balzac, est un candidat malheureux, mais il parut aux académiciens "un gentil garçon " gagnant à être connu — ce qui n’était pas rien, selon Sainte-Beuve qui, mieux que quiconque, incarne l’esprit académique. Dans les Lundis de Sainte-Beuve, on voit se dessiner tôt la géographie de ce territoire qu’on appelait alors la littérature: mémoires historiques, travaux de politique et d’histoire, correspondances... En 1908, quand Proust écrit le Contre Sainte Beuve, Baudelaire est jugé plus grand d’avoir échoué — et Sainte Beuve est renvoyé à laI foire aux vanités. Preuve que pour Proust comme pour beaucoup d’écrivains l’Académie n’est plus alors que ce que Barbey avait peint en 1864: " un havre de vieux hérons moroses" qui "ratatine le talent ". Contre les grands genres s’affirment des genres nouveaux, le roman principalement avec son académie, l’académie Goncourt. Et contre les notables des lettres se constituent les avant-gardes qui supplantent dans les admirations l’officiel et l’académique. Contre le Bourgeois, le notable ou l’académicien, la bohème ou plutôt les bohèmes successives - Jeune-France en 1830, réaliste autour de Courbet, révoltés comme Vallès - vont revendiquer la libération de l’individu inscrite dans la promesse de 1789. Vallès s’en prend à la fois à la rhétorique scolaire, à la rhétorique des belles lettres et à la rhétorique politique qui toutes " gransièclisent" la parole. Dans L’insurgé le héros suppléant le professeur de rhétorique propose une pédagogie active avec l’élève au centre: "mon avis, à moi, est qu’il ne faut rien apprendre". Pour s’exercer à la réflexion personnelle mieux vaut jouer aux dominos, aux dames, à l’écarté ou planter du papier dans le derrière des mouches - ce qui nécessite plus que de calme et de recueillement qu’apprendre du Démosthène ou du Virgile...

Cette bohème, pittoresque ou révoltée, a laissé une trace profonde dans l’imaginaire des artistes, de Verlaine ou Rimbaud à Apollinaire. Elle a aussi diffusé tout un art de vivre dans l’ensemble de notre société, où le culte du moi, jadis apanage de la bohème, est devenu un trait commun. Contre la rhétorique, art social, s’affirme une littérature du moi créateur. La phrase de Fourier "pour moi, je suis inventeur et non orateur", citée par Barthes dans Sade, Fourier, Loyola marque le passage des classiques aux modernes mais aussi le renoncement à la "langue commune" où se forgeait le consensus.

Car cette crise de la tradition rhétorique, nous pouvons la repérer aussi dans le développement au cours du XIXe siècle d’une critique du cliché et des lieux communs. Dans la société hiérarchique d’ancien régime, le langage se figeait en formules rituelles écoutées dans un esprit de soumission. À travers la formule rituelle, les sujets reconnaissaient la règle commune et la vérité. Mais quand les formules ne sont plus obligatoires, quand la littérature ne se définit plus par rapport à ce langage qu’elle intègre et qui en fait le véhicule d’une représentation commune, ce qui était formule devient cliché. La littérature adopte alors un rapport ironique à la banalité du discours social. Le lieu commun n’est plus "le lieu de la rencontre de la foule, le rendez-vous public de l’éloquence" comme l’écrivait Baudelaire mais l’idée rebattue où s’exhibe la bêtise bourgeoise. C’est Flaubert qui donne le premier à la littérature toute sa force négative. Ce faisant, la littérature se coupe de la parole collective.

Peut-être aujourd’hui est-il temps de ne plus glorifier les seules vertus de l’écart et de la singularité géniale et de redouter la Terreur dans les lettres. Malgré Flaubert, le magistère de l’homme éloquent n’a jamais été totalement ruiné même s’il n’est plus admis que sous bénéfice d’inventaire. Dans Temps et récit en débat, Ricœur remarque que la dissonance n’est qu’une des faces de la modernité. "C’est bien sûr dans le domaine juridique vaste archipel de la cohérence mais aussi dans l’éthique des relations avec autrui et dans la réflexion sur les fondements de la démocratie, que la demande d’intelligibilité est inexpugnable. La littérature, quand elle s’oppose massivement à la non-littérature, entre dans une errance, qui est en même temps un grand exil, dans la mesure où elle devient une aventure du langage coupée des autres aventures de la du langage coupée des autres aventures de la praxis, de cette praxis dont le muthos aristotélicien voulait être l’imitation créatrice, c'est-à-dire la réinvention " (p. 199). Cet intérêt renaissant pour l’espace public et le discours social explique l’insistance contemporaine sur les fonctions constructives du stéréotype. Au rebours de la dénonciation longtemps majoritaire des idées reçues, Ruth Amossy ou Marc Angenot insistent, chacun à leur façon, sur la confrontation nécessaire de la littérature avec d’autres discours, et sur le rôle des stéréotypes dans l’argumentation. L’analyse sociocritique comme les études de réception suivent la circulation des représentations culturelles, sapant ainsi la barrière entre la singularité créatrice du grand écrivain et le discours social. Toutes ces tentatives ont en commun le refus de claquemurer la "littérature" à distance du social ou du politique. L’intérêt actuel des pédagogues pour l’argumentatif dans tous les types de textes trouve là sa justification théorique.

Ce qu’il nous faut donc tenir ensemble pour définir la littérature aujourd’hui, c’est une double affirmation. La littérature vit de la distance, mais elle vise une signification universelle. Elle vit de la distance, Aristote et Brecht s’accordent sur ce point avec les tenants de la pureté littéraire. Pas d’œuvre de langage sans une opération de distanciation qui peut se réduire d’ailleurs au geste même par lequel je détache du flux du langage habituel un morceau comme dans La Cantatrice chauve. C’est peut-être ainsi qu’il faut lire le long refus de l’institution scolaire de prendre en compte les vivants : la littérarité, se nourrit de l’éloignement. Mais pas de littérature non plus qui ne propose au lecteur une configuration du monde et ne vise une praxis: c’est vrai de l’essai comme du roman qui n’est pas moins " oeuvre de pensée ". La fiction est le laboratoire dans lequel l’homme expérimente des rapports possibles avec le temps, une " fable du temps ", écrit Ricœur (Temps et récit), qui permet une attestation de soi. Les titres même en témoignent : La Condition humaine, Guerre et paix, L’éducation sentimentale ou Les Chemins de la liberté. Les frontières entre la littérature et la non-littérature sont donc poreuses, et la littérature ne nous apparaît plus tout uniment comme le discours de grands Isolés. C’est cette hésitation contemporaine sur les limites de la littérature, ce souci de l’enjeu social du littéraire, qui, autant que la difficulté d’enseigner, conduit à interroger l’histoire de l’enseignement et à faire un retour critique sur ce que fut l’empire pédagogique de la rhétorique.

 
L’empire pédagogique de la rhétorique

L’histoire du dispositif des lettres au XIXe siècle est celle d’un écart croissant entre la littérature qui s’affirme, on l’a vu, dans sa spécificité et l’institution scolaire qui reste fidèle au modèle rhétorique. Il en est de l’enseignement du français comme de la politique française: la Révolution pose des principes sans avoir le loisir ou les moyens d’une rupture décisive: le modèle de la pédagogie jésuite, combiné au XVIIIe siècle avec l’apport de la rhétorique gallicane, continue à imprégner les pratiques jusqu’au début de notre siècle. On peut bien détester les jésuites le ministre de l’instruction Villemain, en 1845, pousse la phobie jusqu’à prendre un tas de pavés sur la place de la Concorde pour des jésuites cherchant à lui faire un mauvais parti - cela ne change rien à l’affaire. La tradition jésuite lègue à la fois un objectif, une méthode, et un canon.

L’objectif est de former l’homme éloquent et moral. Les jésuites ont toujours un adversaire à convaincre : au XVIe siècle le protestant, au XVIIe le janséniste et les peuples sauvages, au XVIIIème le libertin ou l’incrédule: d’où, dès 1599, la place centrale dans le ratio studiorum de la rhétorique dont l’histoire n’est que la servante. L’adjonction progressive de disciplines ne remet pas en cause cette prééminence initiale de la rhétorique et ce souci de moralité qui marquent durablement l’enseignement du français.La lecture (praelectio) et la dispute sont les deux outils de la méthode. Les élèves individuellement ou en troupes adverses rivalisent et se confrontent au modèle antique. La praelectio est l’origine de notre explication de texte. En revanche la dispute pro et contra médiévale puis jésuite va disparaître très tôt de notre enseignement au profit de la harangue et de la déclamation. Aussi bien on pourrait prétendre qu’en récusant les médiévaux et les jésuites, la France s’est privée de cette culture du débat qui est dans les pays anglo-saxons la garantie du pluralisme démocratique.

Le canon est choisi en fonction de sa distance avec le vécu de l’élève. La distance est formatrice par elle même. L’emploi du latin dans les collèges français n’a pas pour seule justification le contact avec les anciens ou avec les textes évangéliques mais le décentrement par rapport à la langue parentale, la langue des désirs, et des besoins ; par le latin on médiatise les émotions et les passions, on perd la naturalité de son rapport au monde. Cet éloge de la distance va courir durant tout le XIXème siècle. Une langue morte, parce qu’elle est morte, est pure de toute influence vulgaire. D’où son intérêt pour remplacer chez l’élève la nature par la culture; d’où la beauté littéraire et la vertu morale des textes anciens. En 1914 James Joyce évoquait dans Portrait de l’artiste en jeune homme son éducation dans un collège jésuite irlandais. le jeune élève puni injustement fait héroïquement appel au recteur, convaincu d’avoir gain de cause puisque le sénat et le peuple romain ont toujours donné raison aux justes opprimés. Et il obtient gain de cause en effet, preuve le recteur lui aussi interprète le monde selon les exempla virtutis des Romains. L’éloge de la distance choque nos habitudes intellectuelles. Pourtant il est bien le ressort de l’apologie de l’enseignement du français par la littérature, qui arrache l’élève au déterminisme de son vécu social ou de sa situation historique.

On a souvent prétendu que ce modèle rhétorique s’épuisait au XIXe siècle. Françoise Douay-Soublin a montré au contraire qu’il connaissait une véritable "renaissance". La rhétorique reste dans le lycée du XIXe siècle la discipline maîtresse: le cursus s’achève après les deux ans d’humanités par la première ou classe de rhétorique, les deux dernières classes (philosophie, matelem) étant souvent négligées. De 1808 jusqu’à 1902 le baccalauréat ès lettres est d’ailleurs le préalable nécessaire au baccalauréat ès sciences.

Dans chaque classe les matières littéraires dominent, sauf sous l’Empire où la critique de l’éloquence au nom de la science conduit à faire une large place aux sciences dans les écoles centrales. Ce qui frappe aussi est l’indistinction entre les matières littéraires. Nos débats actuels sur la plurivalence des professeurs sont un retour à une tradition ancienne. En 1846 par exemple c’est le professeur de rhétorique qui enseigne la religion (1 heure), le français (3 heures), le latin (3 heures), le grec (2 heures) et l’histoire (2 heures) soit 11 heures sur les 18 heures de cours dispensées. Ce n’est qu’en 1863-1864 que sont créées l’agrégation d’histoire (à laquelle l’histoire littéraire est d’abord rattachée) et celle de philosophie. Il en résulte qu’il est malaisé, pour ne pas dire arbitraire, de distinguer dans les programmes ce qui relève de l’enseignement des lettres au sens où nous l’entendons. La lecture de l’Evangile dans les petites classes, des Pères ou de Bossuet, dans les grandes, relève autant de la religion que de l’apprentissage des langues ancienne ou classique; dans ce bloc des belles-lettres en tout cas les anciens et la littérature française du XVIIème se taillent la part du lion. Ce primat doit néanmoins être nuancé par la prise en compte des manuels, très consultés jusqu’en 1850 et qui font une large part aux ténors de la chaire, du barreau et de la tribune, révolutionnaires ou même contemporains comme Lamartine. La révérence pour les classiques n’est donc pas incompatible avec l’ouverture sur le monde contemporain, mais c’est le monde de la société civile et de la politique dont la connaissance est requise de l’homme sociable.

L’enseignement est bilingue en latin et en français jusqu’en 1818, les cours de philosophie sont même donnés exclusivement en latin et les exercices proposés dans les deux langues sont proches. Pierrot Deseilligny, professeur à Louis-le-Grand et qui eut Baudelaire pour élève a donné de nombreux exemples des trois types de sujets pratiqués:

Souvent l’argument à développer est le résumé d’une œuvre brève, étudiée ensuite en guise de corrigé. Ainsi "un sergent écossais, aux Américains sauvages dont il est le prisonnier pour se soustraire à la mort" est tiré de l’abbé de Raynal. A Rouen, Flaubert est invité à traiter l’histoire du Mateo Falcone de Mérimée. Puis les meilleurs de ces travaux d’élèves sont lus en classe par le professeur de sorte que dans cette éducation à l’éloquence, on ne travaille pas "l’oral ".

Dans tous ces sujets l’étonnant pour nous est le poids de l’éloquence militaire et plus largement de l’éloquence héroïque. Saint-Just en avait rêvé. Dans ses Institutions républicaines, il imagine les garçons élevés à la campagne en commun jusqu’à 16 ans, vivant de racines, de fruits, de laitage, de pain et d’eau loin des molles caresses maternelles. A ces jeunes spartiates, on distribuera des prix d’éloquence: "Le prix de l’éloquence sera donné (...) à celui qui aura proféré une parole sublime dans un péril, qui par une harangue sage aura sauvé la patrie, rappelé le peuple aux moeurs, rallié les soldats. Le prix de la poésie ne sera donné qu’à l’ode et à l’épopée". De cette utopie l’Empire fit une réalité: dans les classes on célébrait Austerlitz ou Iena et on donnait dans le sublime, comme le montrent les Souvenirs de l’historien Quinet: Dans les discours, il fallait toujours une prosopopée à la Fabricius; dans les narrations, on avait le choix entre mourir à la place d’autrui dans un naufrage, un incendie ou sur un échafaud, et la liberté dans les paroles sublimes ante mortem.

Pareille éducation avait pour but de stimuler l’énergie et de former l’homme moral. Le siècle est émaillé de débats houleux sur la moralité du canon littéraire dont le plus bel exemple est la controverse soulevée par le livre de l’abbé Jean Joseph Gaume, Le Ver rongeur des sociétés modernes ou le Paganisme dans l'éducation (1851). Gaume aurait voulu supprimer les anciens et les "communistes" comme Fénelon au profit de la lecture exclusive des Pères de l’Eglise. Un tel extrémisme était voué à l’échec dans une société largement sécularisée mais la visée morale n’en reste pas moins prédominante et justifie la prééminence des langues anciennes et des classiques du XVIIe siècle. L’antique ou l’ancien sert en effet de digue contre un siècle trop matérialiste et utilitaire: le ministre Fortoul qui prétendait en 1852 limiter l’étude de classiques est exhorté à " conserver à notre nation cet instinct délicat du goût qui la caractérise... car il lui tient lieu des houilles de l’Angleterre, des grandes ressources naturelles des États-Unis ou de la Russie ". En France on n’a pas de charbon, mais on a le latin... Fouillée, en 1899, dira encore que le bon goût et la finesse de notre culture classique, se retrouvant dans notre industrie, nous soutiennent contre la concurrence étrangère... La moralité " citoyenne " était alors une morale nationale, pour ne pas dire nationaliste.

S’éloigner de l’utilité, c’est aussi pour les élites préserver leur distinction par rapport au peuple absorbé dans la quête du bien-être. Il ne faut pas "appeler indiscrètement les classes inférieures" au latin, écrit Cousin dans son rapport de 1831 sur l’instruction publique en Prusse. La hiérarchie des disciplines est en effet une question sociale autant qu’intellectuelle. Les sciences "font peuple". Le savant Arago peut bien arguer à la Chambre (24 mars 1837) que les sciences ont pour mérite de former des esprits ouverts ; on lui répond que les études scientifiques sont "un métier de manœuvre" ou comme Lamartine que les mathématiques ou l’enseignement commercial et industriel sont "l’application du matérialisme du XVIIIe siècle à l’éducation"; les belles-lettres seules forment l’être sociable. Une minorité, derrière Lamartine, a des lettres une idée démocratique : la " communauté des idées générales est tout ce qu’il y a de plus libéral et de plus démocratique au monde ". Mais les partisans des humanités sont d’ordinaire moins égalitaires. La culture littéraire doit rester le privilège des milieux où l’enfant n’est pas contraint d’entrer clans la vie professionnelle à 14 ou 15 ans. Aussi son extension abusive ne peut-elle produire que des déclassés. Jérôme Paturot, le triste héros de Louis Reybaud, offre l’illustration des méfaits de la culture lettrée offerte à tous: fils d’un bonnetier, il fait des études secondaires et s’y dégoûte d’exercer un métier. Une catastrophe en entraînant une autre, pire encore, le fils de Jérôme sera un génie du thème grec — un raté parfait ! Autrement dit l’enseignement des lettres n’est destiné qu’aux hommes de loisir: futurs députés dont on sait qu’ils n’étaient pas rémunérés ; futurs avocats, " désintéressés " selon le mot qui court depuis le XVIIème siècle où Camus le janséniste écrivait: "les honoraires sont un présent par lequel un client reconnaît les peines que l’on a prises à l’examen de son affaire ; il n’est pas extraordinaire de manquer à le recevoir, parce qu’il n’est pas extraordinaire qu’il se rencontre un client sans reconnaissance; quelque cas que ce soit, jamais ils ne sont exigés ". La réalité était souvent moins noble; reste que le lien avec le client était pensé sur mode du don et du contredon et que l’avocat se posait en défenseur du Public. Si le lycée assurait aux avocats ou aux députés une formation adaptée, il faut donc comprendre que contrairement à ce que prétendront Lanson et ses contemporains, ce n’était pas une formation " professionnelle " mais une formation à l’universel dont députés, avocats ou journalistes se prétendaient les représentants.

L’enseignement secondaire, parce qu’il était littéraire et volontairement "inutile ", était donc réservé aux "héritiers ". L’empire rhétorique n’a jamais concerné qu’une minorité. De 1876 à 1914, encore selon Maurice Gontard, un élève sur 2000 seulement passe du primaire dans le secondaire.

Cet enseignement rhétorique de surcroît n’était pas sans défaut: la technique de l’amplification tournait vite à l’accumulation de clichés ; le jeu de rôles à la routine: en 1903 dans L'Education de la démocratie Lavisse évoque ces sujets à traiter, selon la matière, obligatoirement en trois, quatre ou cinq paragraphes : un paragraphe par idée, une idée par paragraphe. Tyrannie assurément, quoique nos dissertations tripartites offrent moins de liberté encore... Surtout il reproche à l’habileté rhétorique de l’emporter sur le goût du savoir: on suit la forme jolie sans souci de vérité: "c’était le naturel couronnement d’une éducation imprécise que cette rhétorique où nous fîmes parler trop de personnes que nous ne connaissions guère sur des choses que nous ne connaissions pas davantage ". La mise en garde vaudrait pour bien des apologies récentes de la communication.

 
Le déclin de l’empire après 1880

Dans un article célèbre (" Rhétorique et enseignement ",Figures II, 1966), Genette a daté de la fin du XIXe siècle le démantèlement de la rhétorique. Antoine Compagnon a étudié dans La Troisième république des lettres (1983) les réformes lansoniennes, point d’origine de notre enseignement moderne. Le propre des grands livres c’est de nourrir leur propre contestation: le démantèlement de l’empire rhétorique nous parait aujourd’hui à la fois plus ancien et moins complet qu’on ne l'a cru.Plus ancien : la dissertation littéraire fait son entrée dans les épreuves d’agrégation dès les années trente: en 1836 par exemple on demande pourquoi les littératures en général commencent par la naïveté et finissent par l’affectation? Puis l’exercice descend dans le secondaire: en 1864, on introduit la dissertation philosophique au baccalauréat, en 1890 la dissertation littéraire sur le modèle de la dissertation philosophique. Mais le philosophe médite sur le monde, le littéraire s'en tient à l'art d'écrire. En passant de la rhétorique à la poétique les études de lettres ont renoncé à penser...

Cette évolution en fait ancienne de la discipline, est aussi moins brutale qu’on ne le croyait comme l’a montré Martine Jey. La rhétorique a survécu jusqu’à une date très récente dans l'enseignement des langues anciennes. A s’en tenir au français, le canon des textes au programme ne change guère de 1800 à 1925 et même aux années quarante. Les écrivains du XVIIe siècle restent prépondérants: ils constituent 69,63 % des auteurs étudiés dans les trois dernières classes avant 1880, 54,45 % de 1880 à 1925, mais encore 72,29 % dans la classe de rhétorique pour cette période. Au palmarès la première place revient à Bossuet suivi de Racine puis de Corneille et Molière, plus loin La Bruyère; bien plus loin, Boileau, Fénelon, La Fontaine, Fléchier, Pascal. La littérature est donc dominée par une triade de grands dramaturges, une triade de grands orateurs sacrés et Boileau. Après 1880, les dramaturges l’emportent et les prédicateurs reculent. Restent Bossuet et Fénelon, recommandés avec une belle constance aux jeunes filles...

Pareil canon surprend : "c’est une absurdité de n’employer qu’une littérature monarchique et chrétienne à l’éducation d’une démocratie qui n’admet point de religion d'Etat ", écrit Lanson le 30 septembre 1905. La troisième République ne conçoit pas la laïcité comme un espace neutre ouvert à la libre confrontation des idées, et des croyances mais comme une arme de combat. Pourtant la République a glorifié les écrivains de l’ancien régime et n’a fait qu’une place menue à ses pères spirituels. Lamartine, Hugo sont tardivement introduits (1895); ils pensent "bien" mais leur beauté n’est qu’imparfaitement classique. Le XVIIIe siècle est idéologiquement suspect: trop cosmopolite. Après la défaite de 1870 comme après 1918, l’heure n’est pas à l’effacement des frontières culturelles, et de surcroît la moralité des philosophes n’est pas bien prouvée: Voltaire entre dans les programmes en 1803 mais comme historien, Rousseau attend la fin du siècle. Quant aux romans aucun n’est au programme avant 1923.

C’est dire que le canon n’est pas constitué en fonction de choix partisans exclusifs, pas davantage selon la conception restreinte de la littérarité qui définit la modernité mais conformément à un idéal moral et esthétique hérité du classicisme et à l’ambition d’unifier la nation idéologiquement divisée autour d’une histoire commune. Les républicains autour de Ferry "réclament à tout le passé national, en légitime patrimoine, les titres de la fierté française" (Mona Ozouf). Ce qu’on cherche à enseigner, c’est l’ordre dans la disposition, la clarté dans l’expression, et l’universalité de la nature humaine qui, comme on sait, s’exprime au mieux dans la tradition française. Il s’agit, proclame Lanson dans son Histoire de la littérature, de "retrouver le visage de la France éternelle", d’où la place centrale des moralistes et des historiens en charge de la mémoire nationale. Dès lors la présence des textes monarchistes et catholiques ne doit pas surprendre. Dans l’effort pour assurer la continuité de la mémoire, le canon scolaire procède à un déplacement semblable à celui qu’opère l’institution du musée imaginée par la Révolution. Quand on transfère le portrait du roi, l’image du Christ ou du saint dans le musée, ce n’est plus la majesté royale ou la grandeur de Dieu que le spectateur admire mais le génie de l’artiste et à travers lui la grandeur de l’humanité ; de même, lire Bossuet, Fénelon ou Corneille, ce n’est plus se disposer à une conversion ou se rallier à une éthique aristocratique mais révérer nos pères et admirer en eux le génie de l’humanité. La troisième République a ainsi durablement entretenu la mémoire de l’absolutisme et du catholicisme tout en en refroidissant les enjeux idéologiques. L’abandon récent du souci de mémoire dans les lettres est peut-être la marque de notre renoncement à " faire nation " comme disaient les philosophes.

Les exercices pratiqués évoluent selon la même chronologie que le canon. Amorcée sous la monarchie de Juillet, l’évolution s’accélère à la fin du siècle mais sans rupture radicale avec l’empire rhétorique. L'histoire littéraire est introduite en 1840 à l’oral du baccalauréat en complément de l’explication française; en 1880 est prescrite l’étude de questions générales d’histoire littéraire : en seconde on parcourt la littérature jusqu’à la mort d’Henri IV; en rhétorique on part de l’avènement de Louis XIII. En 1890 l’explication devient l’exercice majeur du cursus scolaire. Une "véritable leçon de choses morales ". L’exercice n’était pas nouveau: il reprend de la praelectio des jésuites sa structure même puisque on étudie successivement la situation historique et la localisation de l’extrait (argumentum); on mobilise ses connaissances historiques et littéraires et grammaticales (eruditio) pour mieux apprendre à admirer — car l’explication n’a pas pour but de stimuler un dangereux esprit de critique. Si l’exercice est traditionnel, sa finalité est néanmoins différente; dans la rhétorique le texte était un prétexte pour fabriquer de nouveaux discours. Le lycée de la fin du siècle assure le triomphe du commentateur, suivant en cela la route ouverte par les historiens Lavisse, Langlois, Seignobos ou Fustel de Coulanges. Devant le texte le commentateur doit s’effacer, d’où la platitude du style revendiquée comme une vertu. Le "microbe littéraire" comme disaient Langlois et Seignobos provoque la mort de la science. De même, dans l’enseignement secondaire, le modèle ne sera plus le discours politique ou académique "mais le rapport d’affaires : l’exposé exact, ordonné et lumineux, sans éloquence, sans poésie, sans artifice littéraire, d’une question déterminée, dont la solution dépend d’un choix et d’un examen des faits " (Lanson). À cette doctrine nos thèses doivent de n’être souvent que des sommes assommantes...

L’enfer est pavé de bonnes intentions ministérielles. La réforme des années 1880 n’opéra pas la rupture que ses partisans espéraient. Dès 1894, déplorant la prolifération des manuels d’histoire littéraire et l’intensité du bachotage, Lanson se lamentait: "on se heurte toujours au baccalauréat dès qu’on veut faire la plus légère amélioration dans le système de notre enseignement"...

Le secondaire qu’on avait cru démocratiser en remplaçant le talent oratoire par l’explication méthodique resta le lieu de formation des notables. L’entrée progressive de la moyenne ou petite bourgeoisie au lycée du reste ne favorisait pas nécessairement l’innovation pédagogique. La quête de la distinction est un moteur du désir de promotion sociale respectable par là même et la distinction passait alors par l’étude des anciens et des classiques. Lanson avait cru tourner l’enseignement vers l’utilitaire et remplacer l’enseignement destiné aux avocats et aux orateurs par un enseignement démocratique. On glissa en fait de la production d’avocats à celle d’universitaires selon cette "inclination trop naturelle (qui) pousse les corporations enseignantes à prendre leur propre recrutement pour un des principaux objets de leurs efforts " (Frary 1885).

Dans cet enseignement le but premier reste la formation morale quoique la patrie ait détrôné Dieu comme référence ultime; encore le gambettiste Spuller en 1894 assimile-t-il l’enseignement à une mission religieuse: on rappelle donc les enseignants (et les enseignantes encore plus) à la respectabilité par où ils doivent égaler les religieux, et on exclut les "obscénités et polissonneries, dont nos chefs d’œuvre sont souvent parsemés" (Lanson) car "nous ne préparons pas des dilettantes, ni des struggle for lifers ". La concurrence accroît l’exigence morale et la prudence dans les réformes. À la fin du siècle enseignement public et privé tous deux payants sont à parité et l’enseignement catholique reste le conservatoire de la tradition littéraire ancienne. Mais cette éducation morale que les lycées dispensent par l’histoire des textes n’est plus une éducation héroïque: à Fabricius et au peuple romain on préfère l’éloge de l’humble labeur. " Que peut faire l’analyse grammaticale pour le service de la démocratie ? " demande Lanson. Il rappelle alors les propos de Bossuet au dauphin: " ce n’est pas le barbarisme ou le solécisme qui est grave dans votre thème, c’est la paresse d’esprit, la négligence, l’incuriosité que la faute manifeste ". Dans la hiérarchie scolaire l’application devient vertu suprême — les bulletins des élèves en témoignent encore aujourd'hui.

Le démantèlement de l’empire rhétorique a donc été long et incomplet. Dans l’enthousiasme théorique des années 1960-1970, au temps du culte de la littérarité, de l’autotélicité de la littérature, etc., nous avons projeté sur le passé une conception de la littérature pure et de la poétique qui date dans l’ordre de la création du XIXe siècle, où elle ne triomphe d’ailleurs pas totalement, et qui ne pénètre que très tardivement et incomplètement dans l’enseignement. Le but de mon propos n’était pas de plaider pour un retour à l’univers traditionnel des belles-lettres et à une pédagogie du XIXe siècle rétive à l’innovation. Reste que notre sensibilité nouvelle à l’urgence de resserrer le lien civique nous impose, de ne plus restreindre la littérature au formalisme, la rhétorique aux figures et l’enseignement à la seule pratique du commentaire littéraire. Mais introduire au lycée une nouvelle " rhétorique générale " ne peut se faire par un simple rebroussement.

 

Françoise MELONIO
Université Paris X-Nanterre