Michel Magnien

 

L'ellipse dans quelques traités de la Renaissance (II)

 

Après avoir donné une définition de l’ellipse comme figure de grammaire (même s’il reconnaît avec Quintilien (Note 6), qu’elle ne se réduit pas à cela): “dictionis ad legitimam constructionem necessariae in sensu defectus ”, il affirme qu’elle concerne toutes les parties du discours; il dresse alors un copieux catalogue des noms, des adjectifs, des pronoms, des verbes, des participes, des mots invariables qui sont sous-entendus dans la langue latine. Ce long inventaire doit bien entendu se lire comme le complément des trois livres précédents et la confirmation paradoxale de l’exactitude des classements et des regroupements qui y ont été opérés: Linacre sait pertinemment qu’à prendre les exceptions en compte, on renforce la règle. Par là, il ouvre une avenue, celle de “l’ellipse généralisée”(Colombat 459-460) dans laquelle Sanctius s’engouffrera avec l’énergie que l’on sait.

 

C’est en effet dans la Minerva seu de Causis Linguae Latinae de Francesco Sanchez, dit Sanctius, publiée à Salamanque en 1587, que l’on peut découvrir une véritable grammaire de l’ellipse, où la figure, jusque là outil d’analyse ponctuel, devient un des éléments du système de formalisation. N’est-ce pas Sanctius qui au seuil du dernier livre, consacré aux figures, fait imprimer en capitales cet axiome: “La théorie de la supplétion est tout-à-fait nécessaire”?

 

Après l’édition et la traduction qu’a données G. Clérico de la Minerva, après ses divers travaux à son sujet (Clerico 1979 & 1983), le système sanctien est bien connu. Il apparaît d’une extrême rigidité puisqu’à chaque forme est assignée un emploi, à chaque classe de formes, une fonction dominante; la volonté de clarté pédagogique est manifeste: par cette réduction radicale du nombre des classes et des types de constructions, Sanctius entend donner aux élèves une vision nette et rigoureuse du système de la langue latine et en faciliter d’autant l’apprentissage.

 

Le génitif, par exemple, cas embarrassant, s’il en est, en latin, sera défini une fois pour toutes comme complément de nom; et pour montrer qu’il suit toujours cette règle, même dans des énoncés courants du type “accusare furti “(accuser de vol), “natus Romae ” (je demeure à Rome), “ regis est gubernare “ (c’est au roi de veiller sur ses sujets), Sanctius invoquera l’ellipse et restituera des formes pleines où les génitifs retrouveront leur fonction régulière: “accusare de crimine furti (168),“natus in urbe Romae ”(169 et 316),”regis officium est gubernare “. De même pour les conjonctions, aux emplois si variés en latin: ut sera toujours comparatif, et aucune autre fonction ne pourra lui être assignée; quod n’est pas tantôt relatif, tantôt conjonctif, il est toujours relatif.

 

De tels présupposés, impliquent, on le sent bien, le recours fréquent à l’ellipse; elle est ainsi utilisée pour expliciter les cas difficiles, isolés, décrits et caractérisés depuis l’Antiquité, exceptions que Sanctius ramène à la règle commune: grâce à l’ellipse, il fait disparaîte de l’arsenal du grammairien les phrases nominales (318), les infinitifs de narration (319), les verbes impersonnels (218-223), les adjectifs substantivés (284-317), les prépositions employées comme adverbes ou les adverbes employés comme prépositions (154-160 & 255-272), l’ablatif absolu (324-325), les génitifs régis par un verbe (167-171), les subjonctifs de souhait, d’ordre ou de défense (318-322), ou les exclamations à l’accusatif (320).

 

A entendre cet inventaire - incomplet, puisque l’ellipse intervient encore pour résoudre des problèmes dans la syntaxe d’accord du nom du verbe ou du nom et de l’adjectif (Clerico, 1983, 51-3)- on comprend la place qui lui est impartie au sein du livre IV: 116 pages dans l’édition originale, alors que 80 pages seulement sont dévolues aux trois autres figures (pléonasme, syllepse, hyperbate). Plus que le contenu de chaque analyse prise séparément, que l’on avait pu lire auparavant chez Donat, Priscien ou Linacre, dont Sanctius a repris tous les exemples, c’est le caractère systématique du recours à cette figure qui frappe; alors, nous l’avons vu, que Linacre développait plusieurs procédures d’explicitation, en particulier (au livre II et à la fin du livre VI) l’énallage, Sanctius la rejette, au nom de l’association étroite d’une forme à un emploi. Cette généralisation de l’ellipse, outil irremplaçable pour réduire les apparentes exceptions, trouve sa justification dans l’extrême simplicité des règles qu’elle permet d’énoncer; elle devient un outil pédagogique permettant au maître et aux élèves de rendre compte des réalisations particulières de la langue latine, qui comme tout autre idiome, recherche la brièveté (277). Il faut donc, par delà la forme usuelle, partir à la découverte du tour initial , de la legitima constructio, afin de dépasser les apparences trompeuses et de remonter aux causes - souvenons-nous du sous-titre de l’ouvrage, emprunté à Scaliger.

 

Sanctius ne prétend pas que la forme pleine soit meilleure; son seul mérite est à ses yeux de rendre plus manifeste le système de la langue; il reconnaît lui-même qu’elle n’a qu’une valeur opératoire et pourrait même entraver la communication, puisque la quantité d’information reste la même de la forme ellipsée à la forme pleine: “Multa etiam Grammaticae ratio nos cogit intellegere, quae si apponerentur Latinitatis elegantiam disturbarent, aut sensum dubium facerent” (La rationalité de la grammaire nous oblige aussi à comprendre beaucoup de mots, qui, si ils étaient ajoutés, ruineraient l’élégance de la latinité, ou rendraient le sens douteux; 278). Il est vrai que les énoncés restitués dans la Minerve sont fortement pléonastiques; outre les restitutions classiques du type pluvia pluit ou mortem mori , Sanctius voit le relatif comme “situé entre deux cas d’un seul nom” (185: “vidi hominem, qui homo disputabat”), et il refuse d’envisager l’existence d’un ablatif sans préposition ou d’une conjonction sans son cortège de corrélatifs. Le résultat est parfois surprenant, à l’image des six lignes pâteuses censées développer deux vers de Térence, qui ouvrent la réflexion sur l’ellipse (277); et que Sanctius salue en ces termes: “Quoi de plus insipide et de plus froid ? ”.

 

Si l’ellipse est omniprésente dans la Minerve , c’est, on l’a dit, que le traité prétend être une grammaire qui donne les “causes” de la langue; face aux théoriciens incapables de codifier l’usage, elle affirme haut et fort l’existence d’analogies entre les tours que l’évolution langagière a peu à peu masquées; au grammairien incombe la lourde mais belle tâche de souligner les schémas constants qui informent la phrase, et de révéler ainsi les structures fondamentales de la langue.

 

 

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Une chose frappe cependant, c’est que malgré le nombre de passages où il signale une ellipse, Sanctius ne prenne jamais la peine de préciser la différence existant entre les mécanismes d’ordre grammatical qui conduisent les locuteurs à effacer progressivement les redondances propres aux legitimae constructiones, et l’ellipse stylistique à but ornemental; bien plus, au moment même où il édicte le principe d’économie (“Il n’existe aucune langue qui n’aime la brièveté dans l’expression orale. Et une chose se dit de façon d’autant plus concise qu’on laisse davantage à entendre”; 276-7), il va sous l’autorité d’Horace (Sat. I, 10, 9-10) et de Quintilien (Inst.Or. IX, 3, 58), jusqu’à rapprocher cette tendance naturelle de la langue, de l’écriture caractéristique des proverbes ou de la poésie (278), comme si la pratique quotidienne de la langue et la recherche de la brièveté, d’un style incisif était la même chose. Bien sûr il ne faut pas oublier que parallèlement à sa grammaire, Sanctius a rédigé un traité de rhétorique; et l’on peut penser que s’il n’évoque pas ici la dimension rhétorique de l’ellipse, sa dimension connotative, pourrait-on dire, c’est qu’il estime l’avoir fait dans son De Arte dicendi, publié dès 1556. Son introduction au livre IV le laisse d’ailleurs entendre: juste après avoir fourni la définition de l’ellipse, version abrégée de celle de Linacre (Note 7), il en fournit, comme toujours, un bon contingent d’exemples, et enchaîne: “A ce propos Donat dit: “C’est une ellipse et une aposiopèse”, comme s’il disait: si l’on parle grammaire, c’est une ellipse de mots, et rhétorique, une aposiopèse, autrement dit réticence (reticentia) et rupture du discours (abruptio) (p.276). Mais l’analyse n’ira pas plus loin; Sanctius ne dira jamais si ce changement de perspective implicitement marqué par Donat et souligné par lui-même a une incidence sur l’emploi et le fonctionnement de la figure, ni si l’aposiopèse peut formellement voire stylistiquement se distinguer de la figure de grammaire. Nous restons ici dans le flou le plus complet, surtout si l’on remarque avec G. Clérico (1982, 15; 1983, 46), qu’à trente années de distance, dans son traité de rhétorique et dans sa grammaire, il utilise les mêmes exemples (Egone illam? Quae illum ? Quae me ? Quae non ?), empruntés via Donat, à Térence: la circulation semble donc se faire librement d’une ars à l’autre; et les mêmes énoncés elliptiques peuvent être envisagés en 1556 comme marques volontaires d’un effet stylistique, d’un écart par rapport à la norme (c’est ainsi qu’après O. Talon, Sanctius définit la figure (Note 8) et en 1587 comme représentatifs d’une tendance naturelle de la langue.

 

Cela laisse perplexe; d’autant plus que Linacre - que Sanctius a fort pratiqué et médité (Clérico 1982, 58-60)- avait à sa manière tenté de résoudre le problème en refermant le long développement qu’il avait consacré à l’ellipse, sur un court chapitre intitulé “Aposiopesis” (Linacre 330-1). Il avait au début de son exposé fait de l’ellipse et de l’aposiopèse deux branches de l’une des deux espèces de figures qui se définissent par un manque (defectus ); pour l’ellipse et l’aposiopèse, il faut en effet chercher l’elément manquant ailleurs que dans l’énoncé, pour les autres figures (en particulier la construction apo koinou et le zeugma), il faut le chercher à côté (Note 9). Avec ce chapitre de clôture, Linacre, en bon pédagogue, fait donc le tour de son sujet (Note 10); mais il cherche aussi à opposer ces deux figures de l’absence.

 

A une définition technique, quasi fonctionnelle, de l’ellipse comme manque d’un mot nécessaire à la saisie du sens, va succéder une analyse d’ordre psychologique: avec l’aposiopèse, nous dit-il, il faut aussi chercher ailleurs l’élément qui manque à la complétude de l’énoncé, “non pas tant parce qu’on le connaît avec certitude ou parce que guidé par l’usage lui-même, on a l’habitude de le sous-entendre (raisons d’ordre grammatical ), que parce qu’il a été totalement omis sous l’emprise d’un mouvement de l’âme (Note 11) ou pour passer à autre chose. Ces mouvements de l’âme sont divers: ce peut être sous l’effet de la colère comme chez Virgile (En. I,135): “Quos ego... Sed motos praestat componere fluctus “, ou encore sous l’effet de la pudeur: “Novimus et qui te... transversa tuentibus hirquis “, Virgile (Buc. III, 8), ou sous celui de la crainte ou d’un scrupule...”(330-1). Et Linacre cite alors trois passages empruntés à Cicéron (Pro Milone, 33; Epistolae citées par Quint. IX, 3,61 et Pro Cornelio cité ibid., IX, 2,55).

 

Notons que ces exemples littéraires sont tous empruntés à des passages au discours direct: Neptune s’adresse aux vents, Damète à Ménalque, Cicéron à ses auditeurs ou à son correspondant: par l’aposiopèse le locuteur s’implique donc dans l’énoncé, qui dans sa rupture, connote ses sentiments; seul compte l’effet produit sur le destinataire, et le signifiant disparu n’importe plus guère. Citons encore Racine (Athalie , v.1712-3) et les menaces d’Athalie à l’adresse de Joad: “Je devrais sur l’autel où ta main sacrifie / Te... Mais du prix qu’on m’offre, il faut me contenter.” Ici, on retrouve strictement le mouvement du Quos ego ? virgilien analysé par Linacre: l’aposiopèse comme inscription de la colère dans le désordre des mots, qui vont moins vite que la pensée, puis comme transition; Athalie se désintéresse du grand prêtre: le trésor de David et Eliacin, ce bel enfant qui la fascine, tout à coup s’imposent à elle. Cette abruptio, cette rupture soudaine du discours est considérée par Quintilien (Inst. Or., IX, 2,55) comme un habile moyen d’introduire une digression, comme une des formes possibles de la transition.

 

On pourrait d’ailleurs reprendre l’analyse très fine de Quintilien (Inst. Or., IX, 3, 6061) qui oppose ce qu’il appelle synecdoque - et qu’avec Linacre nous appellons ellipse (Note 12)- figure où l’unique élément sous-entendu est clair, sans ambigüité, à l’aposiopèse, dans laquelle “ce qui est sous-entendu est incertain, ou du moins doit être expliqué par un énoncé assez étendu”. Le critère de distinction entre la figure de grammaire et la figure de rhétorique serait donc celui de l’évidence: il n’y aurait ellipse que lorsque le sous-entendu est manifeste; l’aposiopèse apparaîtrait avec l’ambigüité du terme ellipsé.

 

Le texte de Quintilien aurait donc permis à Linacre - qui l’exploite fort par ailleurs, pourtant- d’opérer le départ entre la figure grammaticale, où paradoxalement le signifié demeure, comme inscrit en filigrane dans l’énoncé, et une utilisation rhétorique de l’ellipse comme portrait du moi, moyen de peindre l’affectus, voire comme procédé utile à la compositio. Cependant, il déclare à la fin de son chapitre vouloir contre Quintilien et cum Grammaticis, donner une acception plus large au terme d’aposiopèse (Note 13); il tente sans doute ainsi d’annexer la figure à la grammaire en masquant sa spécificité rhétorique: d’un côté l’ellipse où l’absence du signifiant, imposée par l’usage, ne perturbe en rien l’opération dénotative; de l’autre l’aposiopèse, plus connotative certes, mais où le manque, aisément comblé, trouve son explication dans les humeurs du locuteur.

 

L’embarras que nous avons noté chez Sanctius ne provient pas d’ailleurs; entre 1524 - date de publication du De Emendata structura - et 1587, le ramisme est passé par là; et Sanctius qui a profondément subi cette influence participe à ce vaste mouvement inauguré par Ramus, de redistribution des attributions et des figures à l’intérieur des trois artes du Trivium: il faut arracher à la rhétorique tout ce qui lui a été attribué par des rhéteurs infatués de leur discipline; il faut réduire cet art “qui ne s’occupe que des ornements du discours” (Note 14) à sa juste mesure. Le silence confus de Sanctius sur l’aposiopèse marque sans doute le désir inconscient de l’inclure au nombre des figures de grammaire: l’ellipse a trop d’importance dans son système pour qu’une de ses espèces ou l’un de ses avatars puisse revenir de plein droit à la rhétorique.

 

Les désaccords entre rhétoriciens pouvaient aussi inciter Sanctius à se montrer évasif à ce sujet. Les théoriciens de l’époque sont en effet fort embarrassés pour classer l’aposiopèse, ou son équivalent latin la reticentia; s’agit-il d’une figure de mots - sa parenté évidente avec l’ellipse inviterait à le croire- ou d’une figure de pensée - puisqu’elle est le reflet de l’affectus du locuteur ? Les traités du temps répondent de façon très différente. Dans ses Rhetorices Elementa Philippe Melanchthon, le célèbre Réformateur, qui fut aussi grand pédagogue, place l’ellipse au côté des répétitions, de l’hypallage, de l’homéotéleute ou de la paronomase, au nombre des figures de grammaire; à la différence des Anciens et de ses contemporains qui n’en distinguaient que deux, il définit en effet trois classes de figures: celles qui concernent les grammairiens (il y inclut certains tropes), celles qui ont trait à la pensée (chargées d’animer le discours), et celles qui concernent l’orateur (chargées de l’amplifier). Selon lui, il y a ellipse “quand manque une circonstance” (casus) , et il en donne les exemples, empruntés à l’Eunuque de Térence que nous avons trouvés tout à l’heure sous la plume de Sanctius; sans sourciller cependant, il lui adjoint l’aposiopèse, “sa parente”, en précisant tout de même que la phrase est avec elle, coupée propter affectum (Melanchthon 89): et c’est encore l’incontournable Quos ego ?, qui telle la tête de Neptune au-dessus des flots, surgit de nouveau ici.


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