Michel Magnien
Université Paris III 
Communication sur l’ellipse au premier colloque du Cicada (Pau, déc. 1990)

 

Publiée in Ellipses, Blancs, Silences. Actes du colloque du Cicada réunis par Bertrand Rougé, Pau, Publications de l’Université de Pau, 1992, p. 31-44 - Tous droits réservés.

 

ENTRE GRAMMAIRE & RHÉTORIQUE:

L’ELLIPSE DANS QUELQUES TRAITÉS DE LA RENAISSANCE

 

 

“Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?”

 

Cet alexandrin de Racine, cité à l’envi jusqu’à nos jours par les théoriciens comme l’exemple achevé de l’ellipse (Dumarsais, commenté par Soublin 66; Littré; Larousse; Morier; et même Barthes 220) nous intéresse à double chef: l’audace grammaticale - puisque la symétrie des adjectifs n’est qu’apparente et qu’à l’épithète du complément d’objet (“inconstant”) correspond dans le deuxième hémistiche un attribut du sujet sous-entendu (“si tu avais été fidèle”) - cette audace grammaticale donc, peint plus que tout autre vers d’Hermione, son trouble profond devant l’être qu’elle aime, et qu’elle sent lui échapper; quelques mots absents expriment sa plainte, son désespoir de manière bien plus pathétique qu’une longue tirade: paradoxe de cette figure de grammaire, figure de mots qui se fait figure de pensée afin d’exprimer un pathos, un affectus pour reprendre la terminologie des rhétoriciens antiques ou renaissants; paradoxe de l’ellipse qui ôte du signifiant pour exalter un signifié qu’en dépit de son absence, chacun saisit cependant; figure qui pourrait ainsi être envisagée comme le stade ultime de la litote (Groupe µ 133-4): non plus dire le moins pour faire entendre le plus, mais ne plus dire du tout (Note 1). Cas limite où l’énoncé n’est perçu - et sans ambigüité-, que grâce au contexte et à la connivence établie entre le locuteur et son destinataire.

 

Une figure que les grammairiens ont étudiée dès l’Antiquité puisqu’elle était l’illustration éminente du principe d’économie de la langue, dès alors clairement établi, mais que les rhéteurs n’ont pas tardé à s’annexer car, comme le dira Beauzée, l’un des grammairiens de l’Encyclopédie, elle a le double “mérite de la brièveté et de l’énergie” (art. “Supplément”).

 

C’est cette indétermination fondamentale de l’ellipse, tantôt décrite comme un fait de langue des plus naturels, tantôt comme un effet de l’art, que je voudrais analyser ici; et ceci, durant la Renaissance, époque-clé où les théoriciens du langage, comme de l’art oratoire, travaillent sur nouveaux frais à une redéfinition des approches, des concepts, voire des domaines d’extension de leur discipline. Tournés vers le passé, écrivant en latin sur la langue et la littérature latines un Scaliger, un Ramus, un Sanctius lisent, développent, commentent, critiquent souvent les textes antiques; mais paradoxalement, ils informent aussi la réflexion sur la langue des temps modernes: on ne saurait surévaluer, en dépit de leur commentaires souvent condescendants (Chevalier 365, 524-5), la dette des théoriciens de Port-Royal à leur égard.

 

Sur des traités antiques faisons des pensers nouveaux... Tel pourrait être leur slogan, écartelés qu’ils sont entre leur désir de rupture trop souvent proclamé pour être total, et leur attachement viscéral aux enseignements du passé, fruit de leur éducation et de leur culture.

  

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 A la Renaissance, les modèles antiques sont prégnants; les grammairiens grecs ou latins ont montré la voie à leurs lointains successeurs. Donnons donc quelques exemples du recours à l’ellipse dans l’Antiquité. Dès le IIe siècle de notre ère, le plus important des grammairiens grecs, Apollonius Dyscole (le difficile ...) fait au début de sa Syntaxe (I, 3-5) un constat d’importance: l’existence dans la langue, et à tous les niveaux (syllabe, mot, mais aussi conjugaisons ou syntaxe), d’éléments superfétatoires, et à l’opposé de manques; d’un côté une surabondance d’éléments redondants, de l’autre la disparition d’éléments qui devraient normalement être présents; cette belle symétrie sous-entend bien sûr l’existence d’une forme régulière, d’une forme pleine (le grec dit plêrês ), par rapport à laquelle se manifeste “l’excès ou le défaut du signifiant, le signifié restant en principe constant”(Lallot 9). Or le pléonasme n’est pas un défi à l’entendement, puisqu’il résulte simplement d’une saturation du signifiant; Apollonius s’intéressera donc beaucoup plus à l’ellipse, et cette étrange figure sera à plusieurs reprises convoquée pour expliquer une tournure, un emploi qui semblent défier la norme ou qu’on ne peut y ramener.

 

Etudiant les verbes au livre III, Apollonius relève ainsi (§166) un certain nombre d’entre eux, qui bien que construits avec l’accusatif, ne peuvent se tourner au passif: tremô se (je frémis à ta vue), pheugô se (je te fuis ), ou phrissô se (je tremble à ta vue); il les rattache au groupe de verbes qu’il nomme “auto-passifs”, verbes intransitifs actifs, dont la passivation est impossible. La difficulté majeure, la présence de ces accusatifs, demeure cependant: il la résout par l’ellipse: cette construction apparemment directe repose en fait à ses yeux sur la présence d’une préposition sous-entendue: tremô dia se , pheugô dia se (je tremble, je fuis à cause de toi). Analyse et exemple de conséquence - Sanctius s’en souviendra-, puisque c’est déclarer au nom de théories grammaticales abstraites (la nécessaire passivation des verbes actifs régissant l’accusatif) que l’énoncé courant est elliptique, alors même qu’aucune tournure usuelle, qui serait considérée comme plus normale, ne vient légitimer cette analyse. Le logos (“la raison de la langue”- Lallot 11-) est dès lors déclaré plus fort que l’usage.

 

Ces opérations de substitution sont alors couramment pratiquées sur les énoncés problématiques; et l’ellipse n’est avec la syllepse, l’anastrophe ou l’hyperbate, qu’un des schemata convoqués pour désigner les procédures d’analyse qui consistent à ajouter, à transformer, à noter des glissements ou des transformations de l’énoncé; ces termes appartiennent au métalangage, et leur fonction est purement instrumentale: Apollonius ne fait guère de réflexion sur la portée esthétique de ces schemata .

 

Même attitude chez les Latins; dans son Ars grammatica, à travers les procédés opératoires qu’il déploie pour décrire la langue, Donat (IVe s. ap.J.-C.), le maître de Saint-Jérôme, démontre, s’il ne le dit pas explicitement comme le feront Sanctius (Clérico, 1982 24) ou Beauzée (Note 2), que pour comprendre une langue, il faut la réécrire. Avec Priscien (Ve-VIe s.), l’emploi de la substitution ou de la transformation comme procédures d’explicitation se systématise; c’est par exemple à travers l’ellipse du participe présent du verbe être (ens) ou par celle d’une relative, qu’il décrit le phénomène de l’apposition: “Filius Pelei Achilles” s’explique par “Achilles ens Pelei filius “; de même, “commodus mihi amicus proficiscitur, id est : qui mihi est commodus”(f.207v°). Notons la remarque de Priscien qui souligne au même passage que ce “participe (ens) n’est plus en usage chez nous aujourd’hui”, d’où son recours à la relative. Mais comme chez Apollonius, le système de la langue voulu par le grammairien va à l’encontre de l’usage.

 

On le constate, les Anciens avaient frayé la voie, et les grammairiens de la Renaissance, leur emboiteront gaillardement le pas: ”Quomodo appositio declaratur ? Per participium ens, licet parum sit in usu, teste Prisciano: ut diligo Petrum hominem justum, id est Petrum entem hominem justum” ; c’est en ces termes que Despautère, auteur du manuel de grammaire qui connaîtra le plus grand succès éditorial de la première moitié du XVIe s., invite ses élèves à identifier une apposition (Chevalier 91); pour un homme qui vient de clamer haut et fort qu’un exemple sans autorité est totalement inutile (Note 3), la restriction à propos du participe du verbe être (“bien qu’il soit peu en usage”), laisse songeur; comme l’a souligné J.-Cl. Chevalier, ce passage révèle l’ambigüité du maniement de l’ellipse: la forme pleine découverte par les théoriciens derrière les formules en usage doit-elle appartenir à des modèles analogiques découverts dans la littérature latine, ou bien peut-on se fier à des modèles hypothétiques ?

 

On touche là aux limites de la réflexion grammaticale sur une langue figée, sinon encore morte: le corpus d’exemples est forcément limité, majoritairement littéraire, l’immense source d’emplois et de tournures que constituait le latin parlé, s’étant à jamais tarie. Forte est la tentation de supposer que la forme reconstituée s’est perdue en même temps que l’usage quotidien de la langue. Et comme Despautère refuse de se lancer dans les élucubrations des “sophistes”, entendons les grammairiens médiévaux qui discutaient sur les causes de la langue ou l’essence des mots, il préfère s’en tenir à l’usage, aux formes découvertes chez les bons auteurs. Aussi ne fera-t-il de l’ellipse qu’un usage modéré préférant de beaucoup l’analyse formelle du donné.

 

Le projet de J.-C. Scaliger est tout autre, comme le montre le titre du manuel qu’il a composé pour l’éducation de son fils aîné: De Causis Linguae Latinae (1540). C’est une enquête philosophique sur la langue qu’il entend mener, en évitant deux écueils: s’en tenir d’une part aux apparences trompeuses de l’usus comme l’ont fait ses récents prédécesseurs, J. Bade ou Despautère, croire pouvoir d’autre part découvrir les fondements du signe, quête dans laquelle se sont à ses yeux épuisés les grammairiens médiévaux. La ratio que prétend découvrir et définir Scaliger est la communis ratio loquendi (l.IV, ch.LXXVI): un but moins chimérique que celui des Modistes, qui s’explique par les fins pédagogiques assignées à l’ouvrage, mais qui n’interdira pas à Scaliger, aristotélicien formé à l’école de Padoue, de montrer les universaux à l’oeuvre dans le fonctionnement même de la langue.

 

Par l’ellipse, Scaliger va donc chercher à ramener les exceptions apparentes à la règle générale, à reconstituer les schémas fondamentaux à partir des cas qui l’arrêtent. Il explique ainsi par l’ellipse le tour “O major juvenum ”(ch. CI) qui semble contredire la règle de la construction du complément du comparatif à l’ablatif; après avoir rapproché par analogie ce tour d’un énoncé plus complet: “Elephantorum Indici majores Afris”, Scaliger remarque que l’on pourrait fort bien supprimer le dernier terme dans ce second exemple sans en altérer le sens; il livre ainsi l’origine de l’énoncé problématique où il faut sous-entendre un ablatif du type pueris . Mais il nous ouvre aussi des horizons sur la nature profondément elliptique de la langue latine, puisqu’à l’en croire telle serait la forme pleine du second exemple: “Elephantorum alii Indici, alii Afri: quorum Indici majores Afris ” (Note 4). C’est donc au prix d’un véritable exercice de réécriture qu’apparaît la ratio expliquant ces tours.

 

En d’autres passages, c’est la ratio elle-même qui implique le recours à l’ellipse, pour expliquer par exemple la construction apparemment irrégulière d’un verbe. Cette figure n’occupe cependant pas une place centrale dans sa démarche: Scaliger qui se veut - et se montre - rigoureux est sans doute trop conscient de ce que la généralisation de telles procédures peut avoir d’incertain; et surtout, il se concentre sur l’étude des “relations fondamentales”(Chevalier 196); se souciant peu de la présence ou de l’absence d’une préposition, il découvrira dans la langue latine beaucoup moins d’ellipses que Sanctius, très attaché, lui, à l’emploi des prépositions.

 

L’utilisation de l’ellipse sera identique dans les grammaires publiées en français à partir de 1550: sporadique et somme toute marginale; on y a recours de temps à autre pour lever une difficulté. Louis Meigret aime ainsi à présenter sous forme binaire les suites qu’il définit parmi les parties du discours: si les verbes d’action connaissent deux constructions (active ou passive), le verbe être également: une valeur copulative avec le nominatif (Je suis Pierre) et une seconde valeur, d’appartenance, lorsqu’il est construit avec une préposition (Je suis à vous) (Chevalier 241); mais que faire alors de tournures du type: “Je suis de Lyon”, “cette image est de pierre”, qui ne sauraient s’inscrire dans ce schéma binaire? “Elle supplient le participe qi leur et reqis: come né, fette: qazi voulant dire, je suys né, ou natif de Lyon: cet’ image et fette de Pierre” répond Meigret (f.49 v°), qui rattache ces tournures aux constructions des verbes d’action et parvient ainsi grâce à l’ellipse, à préserver l’équilibre de sa construction formelle.

 

De son côté, d’une version à l’autre de sa Gramere (1562 & 1572), Ramus utilise de plus en plus l’ellipse, au fur et à mesure que son analyse se précise; d’une édition à l’autre, il passe ainsi “de l’expression de l’anomalie, interprétée comme une figure, à l’intégration de l’anomalie, expliquée par une ellipse”(Chevalier 282). Pour expliquer par exemple ce que nous appelons l’infinitif de narration, il recourra en 1572 à l’explication traditionnelle: “Le verbe délibératif gouverne linfiny. Tu veulx aymer. Tu vas chasser. <...> Quelquefois le verbe délibératif est supprimé. Et matins de courir, et nous daller après. Vous entendez; commencèrent, commencasmes.” (Note 5). Comme Ramus le dit lui-même, ce type de tournure pourrait faire douter de la réalité d’un “art de syntaxe”(Chevalier 295) l’ellipse est heureusement là pour expliquer ces phénomènes et réduire cet écart apparent par rapport aux cadres formels posés par le grammairien.

 

Mais l’ouvrage où Ramus a le plus mobilisé l’ellipse est sans doute sa grammaire latine, elle aussi plusieurs fois remaniée. Il l’utilise avec les transformations dans les chapitres consacrés à la construction des verbe (Chevalier 280-3) afin de rattacher toutes les constructions à l’une des quatre catégories du verbe (actif, passif, neutre, déponent); tout en prenant en considération l’usus dans son ensemble, l’ellipse permet de ramener tout écart à la règle et de confirmer la rigueur et la validité de la description formelle de la langue. La deuxième partie de la syntaxe, consacrée aux mots invariables en fera un plus grand usage encore, en particulier à propos des conjonctions, dont le traitement l’embarrasse, comme l’a souligné J.-Cl. Chevalier (283): après avoir opposé constructions verbales avec et sans préposition, il se voit obligé, devant certains cas de construction au génitif (prix) ou à l’ablatif (lieu, cause), de supposer une préposition sous-entendue; ce qui ruine son parallèle, mais le dispense surtout de s’interroger sur la spécificité du tour prépositionnel. De l’ellipse comme échappatoire...

 

Même si Ramus lui accorde une place grandissante au cours de ses remaniements - sans doute parce que le cadre formel de sa grammaire ne cesse de gagner en rigueur, alors même que son corpus d’exemples s’élargit-, on ne saurait faire de l’ellipse le fondement de sa réflexion sur la langue. Il en va tout autrement avec l’un de ses prédécesseurs, l’humaniste anglais Thomas Linacre, auteur du De Emendata Structura Latini sermonis libri sex, publié à Londres l’année de sa mort (1524), et très souvent réédité sur le continent depuis. Le plan du traité est clair: les deux premiers livres s’attachent aux parties du discours, les quatre derniers à la syntaxe (Jensen, passim). Si très classiquement, le livre I s’attache à recenser et à décrire les huit parties du discours, le deuxième traite des substitutions qui peuvent s’opérer entre ces huit parties: “De partium enallage”: d’un côté un classement, un recensement méthodique, de l’autre l’aveu presque immédiat que ces classements ne sont pas aussi étanches qu’on pourrait le croire; mais ce n’est pas un aveu d’impuissance puisque l’énallage permet de faire rentrer dans les cadres les formes aberrantes: “une relativisation de la norme est le prix à payer pour la récupération de l’usus “ (Lardet 1988, 313).

 

Les quatre derniers livres reproduiront cette structure; après trois livres consacrés respectivement à la construction des noms et pronoms, à celle verbes et participes, à celle enfin des mots non déclinés, viendra le dernier, “De constructionis figuris ”: prolepse, syllepse, pléonasme, épanalepse, hyperbate, et surtout, la première (et la plus longuement étudiée: sur un tiers du livre VI, et près d’un dixième de l’ouvrage (Lardet 1988, 313; Jensen, 123), l’ellipse. Comme au début du traité, il faut prendre l’usus en compte; bien plus, les élèves - Linacre y insiste dans son introduction - doivent identifier et manier ces figures, puisque “sans elles tout énoncé est totalement grossier et enfantin, à plus forte raison, guère latin”(Linacre 292).


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