LA POETIQUE TOUT CONTRE LA RHETORIQUE - II

 

A. B. : - On vient d'évoquer ce qui rapproche le plus la rhétorique et la poétique par le lien entre langage et action, par la postulation d'une réciprocité entre éthique, politique, poétique et rhétorique. Mais cette postulation passe par la reconnaissance de l'éclatement de la rhétorique aujourd'hui. L'une de ses faiblesses actuelles, vous n'êtes pas le premier à le remarquer, reste la division entre l'argumentation et les figures. Cette dualité, comme vous l'avez rappelé, est préjudiciable à la poétique puisqu'on tend souvent à l'identifier à l'analyse figurale. La poétique peut-elle aider cependant à une dialectique entre deux domaines ainsi séparés ?

H. M. : - Je commencerai par récuser le terme de dialectique parce qu'à partir du moment où il n'est pas platonicien, au sens du dialogue, il est inévitablement hégélien. Je ne pense pas du tout que le rapport entre les deux choses en question soit de l'ordre de la résolution des contraires. Je ne peux pas concevoir une résolution des contraires en cette matière-là sinon au bénéfice de ce que Hegel appelait le bon infini. Or je pense qu'il y a beaucoup plus de profit à tirer de la guerre. Il ne faudrait pas que mes paroles soient mal comprises. De la guerre au sens où Hegel parle de la prose du monde, c'est-à-dire la continuation indéfinie des contradictions. Car c'est cela, l'ordre de l'histoire, la continuation indéfinie des contradictions. Par rapport aux contradictions, ou bien on émousse les angles et l'on essaie en bricolant d'arriver par approximation à quelque chose comme du bon infini, ou bien au contraire, on met à vif les contradictions pour tenter de voir autant que possible les implications et les effets de chacune des positions. Je ne verrais de réunion possible entre rhétorique et poétique qu'à condition de rendre à la rhétorique son sens pleinement aristotélicien. Tant qu'on a affaire à une séparation entre la rhétorique comme argumentation d'une part et une rhétorique des figures d'autre part, c'est-à-dire une taxinomie, je ne vois pas du tout l'intérêt et la possibilité même d'un tel rapprochement. La rhétorique figurale, pour son meilleur et pour son pire, est dans la langue. Elle fait toujours le grand écart avec la norme. Cette position acrobatique parfois donne des figures intéressantes, au sens de figures de danse. Il y a des stylisticiens de génie. Leo Spitzer, par exemple. Mais ce que devient cette rhétorique - puisque tout se transforme, la modernité se transforme, l'académisme se transforme -, on le voit dans le dernier livre de Molinié, Sémiostylistique (P.U.F, 1998). Il est manifeste que cet académisme de la rhétorique se transforme. Par bricolage avec la pragmatique. Avec une folie complète, un délire interprétatif érotique où l'érection est érigée chez lui en acte rhétorique qui touche à la bravade et qui est d'ailleurs étroitement masculin. Le recours à la pragmatique semble ignorer son péché originel chez Austin, la phrase, impardonnable : "La poésie est un emploi parasitaire du langage". Je ne vois donc rien à tirer de cette rhétorique qui confine à la stylistique.

Quant à la rhétorique argumentative, j'ai plutôt du respect pour elle. Elle touche cependant peu à la littérature. En réalité, elle regarde plutôt du côté de la logique et donc touche à cet aspect extrêmement intéressant en soi-même de la pragmatique qui est le logicisme. Mais le malheur du logicisme, c'est évidemment qu'il n'a rien à dire, sauf erreur de ma part, de la littérature. Il n'a rien à dire du continu, rien à dire du rythme et de la prosodie. Cela produit comme chez Ducrot des articles intelligents sur le mot "mais". En revanche, j'ai bien peur que la Bêtise au sens flaubertien du terme soit du côté de la rhétorique figurale, parce que la langue est son lieu et que la langue, sauf pour une certaine linguistique, est un terme qui, à force d'avoir trop de sens, est devenu la cacophonie dont je parlais. On ne peut plus prononcer le terme de langue, surtout quand on ne dit pas ce que l'on signifie par là, ce qui est le cas de la plupart des emplois du terme. On ne peut plus faire ce que faisait, par exemple, Robert-Léon Wagner dans les années cinquante : parler de langue poétique. C'est une expression qui est devenue inutilisable, tout autant d'ailleurs que son amélioration "langage poétique", parce qu'il me semble que l'on a affaire là à des essentialisations, donc à des essences réelles. Langage poétique n'a pas plus de contenu réel, au sens nominaliste du terme, que langage ordinaire. Le langage ordinaire, ça n'existe pas . La poésie est aussi ordinaire que le langage. Dire langage ordinaire aujourd'hui ressortit à la vieillerie théorique, au sens où Rimbaud parlait de vieillerie poétique. On a sans cesse affaire à des fossiles dans la pensée. C'est le travail de la poétique de faire apparaître les fossiles conceptuels.

A. B. : - Pourtant, il est singulier de constater dans Politique du Rythme, politique du sujet combien vous privilégiez les travaux de Kenneth Burke à ceux de la Nouvelle Rhétorique de Perelman. Vous expliquez ce choix en rappelant que les recherches bruxelloises en la matière perpétuent la dualité argumentation / figures. Ce qui n'est pas le cas de Burke. Mais, à l'inverse, vous reconnaissez la pauvreté d'une pensée de la signifiance chez le critique américain : séparation entre le son et le sens, interprétation mimétique, expressive de la prosodie. Il me semble que de Perelman à Burke, il y a plutôt un double échec de la rhétorique. La poétique peut-elle véritablement compter sur ce type de rhétorique pour fonder une anthropologie du langage ? Anthropologie qui prendrait en compte les apports de la rhétorique...

H. M. : - Qu'appelez-vous les apports de la rhétorique ?... J'ai voulu faire cette étude sur Kenneth Burke, un peu comme La Fontaine se promenait partout en demandant : "Avez-vous lu Baruch ?", parce que je venais de découvrir l'Amérique, non pas comme Genette redécouvre l'Amérique, c'est-à-dire l'esthétique analytique. Il aurait mieux fait de ne pas redécouvrir l'Amérique. Kenneth Burke est un illustre méconnu et j'ai voulu rendre justice à quelqu'un pour qui j'ai une admiration sans bornes. Pour son originalité et son courage de pensée. Ce qui fait qu'en 1939, il écrivait un article sur la rhétorique de Hitler où il était capable de faire une analyse de l'Etat spectacle (le terme n'existait pas encore), les grandes manifestations publiques sur ces grandes places avec des milliers de gens autant qu'une analyse rhétorique, au sens restreint, linguistique, de Mein Kampf et des discours de Hitler. Puis, en 1952, en pleine Guerre Froide, au tout début du maccarthysme, il faisait l'éloge du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte en disant que ce n'était pas parce qu'il y avait le maccarthysme qu'il fallait cesser de lire Marx. On pourrait reporter cela sur la période contemporaine et sur tous ces imbéciles qui croit que Marx est démodé. Imbéciles, au sens étymologique du terme, une faiblesse de pensée, c'est-à-dire une lâcheté. Il y a de l'éthique dans la pensée et là où il n'y a pas d'éthique, il y a inévitablement aussi une faiblesse de pensée. Voilà pourquoi j'ai voulu faire quelque chose sur Kenneth Burke.

Cela dit, il est vrai que Burke a un point faible, et son point faible, on pouvait s'y attendre, c'est la littérature. Le meilleur de son travail a porté sur des unités plus grandes que la littérature. Par exemple, son livre sur la rhétorique du religieux où il invente le terme de logologie, le discours qui parle du discours (Note 4). Alors que lorsqu'il aborde des poèmes romantiques anglais, il devient très traditionnel avec des remarques qui sont plutôt banales tout en étant toujours justes sur les allitérations, les assonances...

Comment peut-on dire que la poétique pourrait intégrer, réintégrer les "acquis" de la rhétorique ? Je crois qu'il y a à écouter ce qui a été fait d'intelligent partout. Ce n'est pas de l'éclectisme mais une honnêteté minimale : reconnaître les trouvailles soit de sensibilité, soit d'intelligence. D'intelligence littéraire ou d'intelligence sociale. Ce serait de l'éclectisme s'il n'y avait pas dans la poétique la nécessité d'une contre-cohérence du signe. A mes yeux, ce qui fait la poétique, c'est la tentative toujours plus intériorisée de concevoir ou de trouver des choses que je n'avais pas pensées avant. C'est toujours de l'intérieur : ça n'a jamais été adjacent ou juxtaposé. En ce sens, il y a là une systématique, autrement dit une pensée systématique du système. La chose littéraire est, en effet, le point d'où irradie la pensée de la théorie du langage, de la théorie de la littérature, de l'éthique, du politique et de la politique. Parce que c'est là que se joue au maximum la différenciation des sujets, et donc la pensée du sujet. Seul le texte littéraire oblige à cette différenciation bien que cette nécessité n'apparaisse que du point de vue de la poétique. Du point de vue de l'herméneutique, elle est manifestement absente puisque tout se passe selon les variantes de l'herméneutique. Comme si on avait d'un côté le sujet philosophique, psychologique, conscient-unitaire-volontaire et de l'autre, sa seule contestation radicale qui serait le sujet freudien. D'où l'herméneutique psychanalysante très en vogue aujourd'hui. Mais, Freud est le premier à le dire, ce sujet n'a rien à nous dire du sujet du poème et du sujet de l'art. Je suis obligé par une démarche régressive, une poétique négative, de reconnaître qu'il n'y a pas la-question-du-sujet mais qu'il y en a au moins douze ou treize à la douzaine, des sujets. Le sujet philosophique, et peut-être que c'est le même que le sujet psychologique, mais sans doute pas tout à fait. Le sujet de la connaissance des objets abstraits de pensée qui n'est pas le même que la connaissance des autres, l'inventeur du regard ethnographique qui n'est pas le même que le sujet de la domination des autres. Heidegger les confond en un seul et rejette cette pensée du sujet, surtout le sujet psychologique. Le sujet du bonheur chez Diderot, le sujet de la conscience de soi, le sujet du droit de l'article 1 de la Déclaration de 1789 qui est un impératif catégorique, c'est-à-dire un universel. Le sujet de la langue, le sujet du discours... Aucun de ces sujets n'est ce que j'appelle le sujet du poème. Je suis obligé de postuler un sujet du poème exactement comme Saussure, dans son Mémoire de 1879, postulait un élément absent des langues indo-européennes connues alors, c'est-à-dire un / a / long. On trouve le / a / long quand on découvre le hittite vers 1910. Mon / a / long, c'est le sujet du poème. Qui n'est pas le sujet freudien. Nous sommes tous des sujets freudiens. La preuve que le sujet freudien n'est pas le sujet du poème est donnée en long par Sartre dans L'Idiot de la famille. Ce n'est pas le roman psychanalytique qui peut faire l'analyse de ce que fait la chose littéraire, du pourquoi et du comment de la chose littéraire. Autrement dit, une question anthropologique comme celle de Sartre "Que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ?" (Note 5) ne mène pas et ne mènera jamais, même s'il avait pu faire son quatrième tome, à une question de poétique. En ce sens, il y a des rapports à penser entre anthropologie et poétique. Mais l'anthropologie par elle-même ne mène pas à la poétique. Il y a donc une critique de l'anthropologie à faire aussi à partir de la poétique.

Qu'est-ce que le sujet du poème ? J'appelle sujet du poème la subjectivation généralisée d'un système de discours, d'un acte de langage. D'un acte éthique de langage puisqu'est sujet celui par qui un autre est sujet. Le paradoxe du sujet du poème, c'est que c'est un sujet éthique. Non pas un sujet de l'éthique comme un isolat tel qu'il est chez Lévinas et dans toute la tradition de la pensée éthique. Un sujet éthique au sens où c'est un sujet en acte de langage. Au sens de la poétique.

A. B. : - Si l'argumentation constitue un point fort de la rhétorique, la figure, au contraire, reste attachée aux conceptions déviationnistes dont vous avez montré le caractère non opératoire. Mais vous vous êtes de fait par trop focalisé, il me semble, dans l'ensemble de vos travaux sur la question de la métaphore. C'est sans doute lié aux débats d'époque. C'était le cas dans Pour la poétique 1, c'est le cas encore dans Politique du Rythme, politique du sujet. Pour autant, le rythme que vous considérez comme "signifiant majeur" dans Pour la poétique 2, peut-il rendre compte de toutes les constructions figurales, notamment celles qui ne sont pas métaphoriques ? Par exemple, si l'on prend l'allégorie qui est construite à l'échelle du discours, aucun élément ponctuel contre-accentuel n'en rend compte précisément.

H. M. : - Bien sûr, l'allégorie est de la grande unité, et ne ressortit pas au rythme accentuel, ni aux contre-accents. Mais dans Ecrire Hugo (Gallimard, 2 vol., 1977), en particulier pour Châtiments et les trois romans, Les Travailleurs de la mer, L'Homme qui rit et Quatre-vingt treize, j'ai abordé la question de l'allégorie en travaillant le rapport entre la petite unité et la grande unité, au sens où la grande unité définit les constructions symboliques et les constructions narratives dans de vastes organismes tels que les grands romans de Hugo. Ce sont des unités qui ne sont pas des signes, ce qui fait barrage à une sémiotique littéraire. Si on dit sémiotique, on implique nécessairement qu'il y a des signes. Or, il y a des signes dans un poème ou dans un roman, ce sont les mots. Ce ne sont pas les mots qui font le roman ou le poème ; c'est le roman qui fait que les mots sont des mots dans un roman, c'est le poème qui fait que les mots sont des mots dans un poème. L'unité, c'est chaque fois le poème.

Je suis revenu dans Politique du Rythme, politique du sujet à la question de la métaphore parce que j'étais dans un contexte où je discutais les propositions d'Aristote. Ce que j'ai voulu faire dans cet ouvrage, ce n'était pas une analyse des rythmes. C'est réservé pour d'autres livres et, d'une certaine façon, fragmentairement, c'est ce que Gérard Dessons et moi avons fait dans la troisième partie de Traité du Rythme - des vers et de proses (Dunod, mai 1998) puisque ce livre a trois parties : définir le rythme, noter le rythme, lire le rythme, avec l'étude de quatre textes. J'ai pris le texte de Hugo et le texte de Pérec. C'est vrai que je n'ai pas encore travaillé sur le rapport entre le rythme, la prosodie et de grandes constructions symboliques comme l'allégorie. Mais il ne faut pas séparer rythme et prosodie pour l'étude du continu. Et par exemple, c'est ce que montre Maïmonide dans Le Guide des égarés pour le fonctionnement de la vision prophétique comme audition des signifiants. Par quoi l'allégorie a un lien, comme la métaphore, avec la prosodie, car l'allégorie elle-même est continue à cette propriété du poème, et du symbolique, de dire autre chose tout en disant une chose. L'allégorie commence dans le suggérer de Mallarmé.

Quant à la métaphore qui est une relativement petite unité, même s'il existe des métaphores filées, j'ai travaillé sur des poèmes assez longs de Hugo pour tenter de mettre en évidence que la métaphore était liée à une organisation prosodique. Organisation, parce que je définis le rythme comme l'organisation du mouvement de la parole dans le langage. D'un autre côté, j'ai fait une analyse de sept petits poèmes d'Apollinaire intitulée Prosodie, poème du poème (Note 6) où, après les analyses de rythme, de métrique et de rapports entre les sujets grammaticaux, j'ai essayé de voir comment fonctionnait le continu dans ces poèmes. Le préalable étant que c'était un poème de poèmes, ce qui est justifié par les notes même de Michel Décaudin. C'est un petit ensemble qui fait un tout et qu'Apollinaire avait d'abord intitulé Le Médaillon toujours fermé. En analysant cette séquence et en supposant qu'il n'y avait plus aucune unité de la langue, donc plus de mots, plus de phonèmes au sens linguistique de phonèmes, mais des signifiants uniquement, participes présents du verbe signifier, j'ai donc fait trente-six listes où les mots sont repérés selon les vingt consonnes et les seize voyelles du français. A priori, j'aurai vraiment dû trouver trente-six fois la même chose. Je pense que j'ai pu montrer qu'il y a trente-six choses différentes. Qui établissent qu'il y a une invention de la lecture, d'une lecture nouvelle possible par ce repérage du continu. Penser le continu mène à lire le continu et mène aussi à traduire le continu. A transformer la traduction, à traduire autrement que si on traduit simplement le sens des mots ou quelques effets d'allitérations et d'assonances. Il y a donc là des tentatives pour penser des unités plus grandes que simplement la figure, et les penser en termes de prosodie. Bien que ce soit un exemple très fragmentaire, dans Les Travailleurs de la mer, j'avais suivi le nom de Gilliatt (Ecrire Hugo, t. 2) pour montrer qu'il y avait une figure prosodique de ce nom, non par échantillonnage mais par un relevé complet, qui fait que l'on a chaque fois dans ce contexte très long des Travailleurs de la mer une liste de mots qui décrivent le caractère, le destin du personnage. De même, j'ai fait l'analyse des occurrences d'Ophélie dans Hamlet dans un livre à paraître qui va s'appeler Poétique du traduire et dont je donne juste un aperçu dans Politique du Rythme, politique du sujet. Ce sont seulement pour l'instant des contributions à une telle analyse.

A. B. : - Une question corrélée à ce problème : si le rythme et la prosodie organisent et motivent la figure dans la signifiance d'un discours, vous avez parlé d'une rhétorique prosodique, d'une rhétorique rythmique ou de rythmes rhétoriques...

H. M. : Ah oui, ce n'est pas pareil.

A. B. : - ... Pour prendre un exemple de rhétorique prosodique : "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?" Cette rhétorique est-elle définitivement et absolument exclue de la valeur d'un texte ? Elle est certes marquée culturellement mais peut-elle, et comment, s'intégrer au système de discours ? Vous semblez n'en rien faire puisqu'elle est fondée pour l'essentiel sur l'expressivité. Vous montrez qu'elle ne tient pas le sens. Mais de quelle façon se réintègre-t-elle dans la signifiance d'un système de discours ?

H. M. : - Premièrement, ce genre d'effets ne peut pas être exclu de l'analyse d'un texte. On ne voit pas pour quelles raisons on l'exclurait. C'est donc forcément à prendre en compte dans l'étude d'un texte comme contribuant à sa spécificité et donc à sa valeur. Dans la mesure où je pose que la valeur, sous-entendue esthétique, n'est pas autre chose que la valeur au sens saussurien, c'est-à-dire la différentielle interne dans un système. C'est ce qui fait que je définis l'oeuvre, une oeuvre, comme un système de discours. Système au sens saussurien qui n'a rien à voir avec la structure des structuralistes. D'où la nécessité de déstructuraliser Saussure. Système de discours, donc système de subjectivation, étude de tous les paradigmes prosodiques et rythmiques qu'on peut trouver. Ce qui mobilise, en fait, tout ce que l'on peut voir dans un texte, du lexique à la grammaire. L'objection que j'ai envers ces notions d'allitération et d'assonance, c'est qu'elles ne constituent pas un système. Elles sont trop liées à leur histoire rhétorique, à la notion de langue, prises comme des passerelles entre la langue et le discours. Il est vrai qu'il y a des cas d'harmonie imitative. La rhétorique classique les connaît très bien et depuis très longtemps. Les premières analyses sur ce genre d'effets sur Homère sont chez Denys d'Halicarnasse. On n'a donc pas attendu le XVIIIème siècle pour les voir. Simplement, ce sont les effets qui sont à penser en fonction d'une systématique du système. Les termes étant liés à leur histoire, il n'est pas innocent de continuer de dire allitération. Je m'interdis de parler d'allitération parce que cela ne ferait que perpétuer le malentendu. La confusion entre la langue et le discours. Il s'agit de penser le discours avec des concepts du discours. Ce que j'observe, ce que fait, par exemple, la pragmatique, c'est qu'elle pense le discours avec les concepts de la langue.

La nécessité de prendre garde à ces confusions fait qu'il faut se garder des métaphores heuristiques comme la chair des mots, comme vient de dire Jacques Rancière, titre de son dernier livre (Galilée, 1998). Je me méfie de tout ce qui est métaphore : musique du langage, langage de la musique... Ces métaphores-là ne font pas du tout la même chose que lorsque Hugo dit "Nous nous envolerons des branches de la nuit". Il y a à distinguer la métaphore comme substitut de concept des métaphores poétiques. Le problème de ce genre de métaphores n'est pas de faire une métaphore. Quand on dit le langage de la marchandise, on ne risque rien. Quand on dit le langage de la musique ou la musique d'un poème, on risque beaucoup plus parce qu'on ne sait plus où est la limite entre le moment où l'on sait qu'on fait une métaphore et le moment où l'on ne sait plus que l'on fait une métaphore. On a alors un substitut de pensée, un raccourci. Autre exemple : quand Adorno dans Jargon de l'authenticité dit que chez Heidegger "les mots sont comme des oranges enveloppées dans du papier de soie". Très belle métaphore mais aucun concept pour penser cette politique-là. C'est très justement visé mais Adorno n'a pas la poétique de sa politique.

J'ajouterai enfin que, dans Critique du Rythme, j'avais distingué des rythmes linguistiques propres à chaque langue, des rythmes rhétoriques et des rythmes poétiques. Par rythmes poétiques, j'entendais les rythmes propres à une oeuvre et à une seule, quelle que soit l'étendue de la notion d'oeuvre. Ça peut-être un poème dans Les Fleurs du mal comme ça peut être l'ensemble des Fleurs du mal. Comme ça peut être tout Baudelaire. Quant aux rythmes rhétoriques, j'entendais par là les rythmes culturels. Exemple rebattu : l'invention de la phrase courte au XVIIIème siècle par rapport à la période du XVIIème. En ce sens, les rythmes rhétoriques ou culturels sont des variables d'époque et de lieu. Une phrase longue n'a pas nécessairement la même valeur au XVIIème siècle en Espagne, en Angleterre, en Allemagne ou en France. Ce sont des rythmes qui se retrouvent comme les rythmes linguistiques dans n'importe quelle oeuvre. Seuls les rythmes poétiques n'apparaissent que comme définition d'une oeuvre. D'où un problème de critique de l'esthétique par la poétique, c'est-à-dire la valeur définie comme la réalisation maximale de la définition même et de l'individuation même. D'où l'équation : définition = individuation = historicité radicale = valeur. Ce qui s'oppose absolument à l'esthétique contemporaine, effet de traîne de Marcel Duchamp qui met la valeur dans le social : est une oeuvre ce qui est au musée, est un poème ce qui est dans un livre de poèmes...

A. B. : - Vous avez longuement travaillé à reconnaître une rhétorique de l'écriture, à faire de ces deux termes une opposition. Dans Critique du Rythme, vous faites même allusion à une rhétorique de la voix et plus précisément à une rhétorique de la diction (pp. 286-287). Ainsi de Jean-Louis Barrault lisant Aragon ou Yves Bonnefoy ses propres poèmes. Pourriez-vous expliquer ? S'agit-il d'une diction fondée sur l'expressivité ? Si tel est le cas, que serait, à votre avis, inventer une véritable diction ?

H. M. : - Dans Critique du Rythme, j'ai envisagé tout un éventail de problèmes. Le problème essentiel étant de distinguer entre anthropologie et poétique, entre les effets du corps dans la voix et les effets du corps dans l'écrit. Tout se passe, la psychanalyse aidant, comme si le continu n'avait de lieu que dans la voix. Or il est vrai qu'il y a des effets d'époque, de rhétorique de la diction. Collectionnant des disques de diction de poètes et d'acteurs, j'ai essayé de décrire deux choses. D'une part, une historicité de la voix. Ce qui est banal : on n'a pas la même voix dans la même culture. On n'a pas tout à fait la même voix pour un même individu quand on parle des langues différentes. D'autre part, les prescriptions des professeurs de diction pour les élèves comédiens qui privilégient une mimétique de la diction. Pour telle fable de La Fontaine, prendre une voix courroucée quand il est question de colère... Choses qui font beaucoup rire un metteur en scène comme Claude Régy, aujourd'hui. Il y a un travail du théâtre contre le théâtre, c'est-à-dire des grands inventeurs, des réinventeurs du théâtre comme Claude Régy contre la mauvaise théâtralisation de la voix ou diction des comédiens quand ils disent des poèmes. Pour Apollinaire, ils remettent la ponctuation qu'il avait enlevée. Ils remettent du sens là où, poétiquement, il faudrait privilégier la signifiance. C'est ce qui fait que si on écoute Apollinaire, il a une voix neutre. C'est peut-être un effet d'époque. Pas tout à fait cependant. Il était quand même à peu près contemporain de Sarah Bernard. Et quand on écoute Sarah Bernhardt sur Les Archives de la parole, c'est complètement ridicule aujourd'hui. Il y a des effets du même ordre dans la diction poétique d'Aragon et d'Eluard. Il y a donc des époques de la voix et des effets culturels de la voix.

Pour autant, il ne s'agit là que d'un aspect des choses. Il se trouve que la notion de voix est à la rencontre de deux choses : la voix physique, réelle, celle qu'enregistrent les disques, y compris lorsque c'est Eluard disant ses propres poèmes ; la voix, au sens métaphorique, l'originalité d'Eluard. Ce n'est pas par hasard que la voix est la rencontre de ces deux acceptions. La seconde est extrêmement intéressante : elle a forcément son lieu d'origine dans la première. Cela dit, je pense que c'est en même temps un effet qui masque le problème parce que le problème de la voix, au sens second, c'est ce qui se passe quand il n'y a plus la voix physique. Autrement dit, c'est ce qui reste du corps dans un texte écrit. Or, la psychanalyse a beaucoup fait pour alléguer le corps par une pléthore d'emplois du terme. On n'a jamais parlé autant du corps sans savoir ce que ça dit. Dans un très beau passage de son Spinoza, philosophie pratique (Minuit, 1981) où il cite des extraits du Traité sur la réforme de l'entendement qui parlent du corps, Deleuze développe ces passages en disant qu'on ne sait toujours pas ce que dit un corps, ce que peut un corps, ce que signifie un corps. En un sens, c'est précisément le problème de la poétique.

Je ne vois pas ce qu'il peut y avoir d'autre que le rythme et la prosodie, de la petite à la grande unité, donc même dans un grand roman, s'il n'y a pas le récitatif, c'est-à-dire la tenue d'ensemble de la petite et de la grande unité comme récit. Récit qu'on peut ne peut pas entendre, c'est-à-dire ne pas avoir conscience d'entendre mais qui est l'activité du texte, l'activité du rythme et de la prosodie comme modes de signifier. S'il n'y a pas ce récit, il y a un discours quelconque qui ressemble à la littérature mais n'en est pas. Le marché du livre en est plein, y compris les livres primés. C'est ce qui fait que la valeur, à mon sens, n'est jamais sociale. On ne peut pas se fier au social. La réussite contemporaine ne prouve rien. L'échec contemporain ne prouve rien. On en a de nombreux exemples dans l'histoire de la littérature. Ça reste tout à fait ce que disait déjà Aristote que l'objet de la poétique est cette chose qui n'a pas de nom. Moi, je lui donne un nom. Il est vrai qu'à partir du moment où on invente une question nouvelle, on peut mettre un nom. Ce qui ne veut pas dire qu'on a répondu à tout. Mais dans les deux vers d'Homère que je cite dans Politique du Rythme, politique du sujet (p. 461), les trois longues (deux fois) pour les deux mots qui désignent le cri de triomphe et le cri de douleur, intercalées par deux brèves et suivies de deux brèves, créent un rythme du discours que ne permet pas de voir la métrique. C'est dans la métrique mais c'est autre chose que la métrique. La métrique, elle, ne voit qu'un hexamètre dactylique. Je suis à peu près sûr, même si on ne peut pas en faire la preuve, qu'on n'a jamais vu ce jeu des deux fois trois longues. Ce qui ne signifie absolument pas que ces deux fois trois longues ne faisaient pas l'effet que ça fait, l'activité qui échappe tout à fait au sujet philosophique et qui fait que le sujet du poème est la subjectivation du discours. Ça agit et l'on ne sait pas que ça agit. Ce qui ne veut pas dire que ça n'agit pas.

On est plein d'exemples de ce genre. Saussure a été un des premiers à le dire en montrant qu'il y a un inconscient linguistique. On parle sa langue à partir de l'âge de trois ans. Même quand on arrive à un âge très avancé, l'immense majorité des gens ne savent pas comment fonctionne leur propre langue. Les seuls qui ont du mal avec ce problème, ce sont les linguistes. Et il a fallu quatre siècles, comme je l'ai repéré dans Des Mots et des mondes (Hatier, 1991), pour reconnaître le système de l'article en français. Il y a un inconscient linguistique et à chaque sujet correspond son propre inconscient. J'ai dit le sujet du poème, mais pourquoi pas aussi le sujet de la peinture, le sujet de la sculpture, le sujet de la musique ? On n'en a pas fini avec les sujets. Inconscient et sujet sont inséparables. Là où ça agit, c'est quand il y a de l'inconscient de ce sujet-là. Sinon, pour revenir à la chose littéraire, on sait ce qu'on fait, on fait ce qu'on sait, et c'est la définition même que ce n'est pas une oeuvre littéraire.

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