Henri Meschonnic
Université Paris VIII

 

LA POETIQUE TOUT CONTRE LA RHETORIQUE

 

(entretien - Chelles, mai 1998)

 

Arnaud Bernadet : - L'interface rhétorique / poétique est par nature complexe et multiple. On pourrait qualifier votre attitude à cet égard, Henri Meschonnic, de philosophique. Au sens où Wittgenstein affirmait dans son Tractacus logico-philosophicus : "Toute philosophie est "critique du langage"" (4.0031). La critique du langage est à entendre comme critique des pensées du langage. Critique qui devient aussi autocritique. Si vous avez fort bien montré combien la poétique met la rhétorique à l'épreuve, il paraît légitime de retourner la proposition. Vous êtes d'ailleurs conscient de cette nécessité. En quoi la rhétorique met-elle la poétique à l'épreuve, et comment ?

Henri Meschonnic : - Avant tout, je suis très heureux que vous me mettiez dans la lignée de Wittgenstein parce qu'il me semble que Wittgenstein, concernant la pensée du langage au XXème siècle est celui qui invente des problèmes, qui invente donc une pensée du langage, et dit des choses qu'on n'avait jamais dites avant. Ce qui n'est pas du tout le cas de Heidegger. Et c'est vrai que la poétique telle que je l'entends, en ce sens, est une "critique du langage", est une anthropologie historique du langage. Elle se développe donc de l'intérieur : elle n'est pas une annexion (ce qui signifie qu'elle n'est pas non plus une volonté de puissance), elle ne cherche pas à dominer les autres sciences humaines à la manière dont on disait, dans les années soixante, soixante-dix, que la linguistique était la science pilote. Et quand Bourdieu est venu, ce que montre Ce que parler veut dire (Fayard, 1982) dès le tout début de son texte, c'est une volonté de puissance qui se manifeste : "maintenant, c'est la sociologie, c'est-à-dire moi" puisqu'il s'identifie à la sociologie. Il n'y a rien de tel avec la poétique telle que je l'entends puisque c'est de l'intérieur qu'elle se développe en autocritique, en critique de la rhétorique, en critique de l'histoire de la poétique, en critique de toute la pensée du langage parce qu'elle se développe en pensée du langage. Ce qui fait qu'elle est presque inéluctablement une critique de la philosophie. C'est pourquoi je dis que la poétique est une poétique de la philosophie que la philosophie ne fait pas. Et ce que je regrette le plus chez un certain nombre de philosophes contemporains, c'est d'être davantage les bâtards de Heidegger, si je puis dire, parce qu'ils ne s'en savent pas les fils, que les fils de Wittgenstein. Quant aux fils avoués de Wittgenstein, alors, ce sont certainement de très mauvais fils. Wittgenstein n'a pas eu une descendance, si je pense à la pragmatique, digne de lui. Ce sont des pense-petit pour la notion de force et d'action qui est incluse dans l'idée même de pragmatique, par rapport à ce que savaient certains Anciens. C'est pourquoi je cite toujours cette expression de Cicéron, vis verborum, vis verbi, force des mots, force du mot, en remarquant combien les traducteurs classiques du Gaffiot aux éditions Budé traduisent cela par le "sens des mots". C'est là une déperdition d'un savoir. Non pas d'une science mais d'un savoir. En ce sens, ce que je suis obligé de mettre au seuil même de la réflexion, c'est qu'avec le savoir et la pensée du langage, on a affaire comme dans bien d'autres domaines, sauf dans les techniques des sciences expérimentales ou en mathématiques, à des savoirs perdus autant qu'à des savoirs gagnés. L'exemple du Mémoire de 1879 de Saussure est un exemple criant. Presque plus aucun linguiste contemporain ne sait ce que savait Saussure à vingt ans et n'a de plus l'ampleur de conception qui lui faisait inventer la notion de système, c'est-à-dire une pensée nouvelle du langage.

Autrement dit, dans l'invention d'une pensée, il faut qu'il y ait un refus de la pensée contemporaine ou sinon un refus, une impossibilité de s'en satisfaire. C'est donc la source même d'une attitude critique. Qui n'a rien à voir avec une attitude polémique. Il ne s'agit pas d'une domination sur l'opinion mais de revenir au sens grec de philologos, le sens de Socrate, c'est-à-dire le discutailleur, le metteur en cause, l'empêcheur de penser en rond. La poétique est en ce sens une critique de la pensée du langage. Critique, dans plusieurs sens. Au sens de Horkheimer, de la postulation d'une théorie d'ensemble. Critique, au sens développé par Critique du Rythme (Verdier, 1982), une enquête sur les stratégies, les fonctionnements, les historicités. Et finalement, critique au sens de Kant comme recherche des fondements de quelque chose. Evidemment je ne peux pas être kantien, puisque chez Kant, il n'y a pas de pensée du langage.

Le rapport de la poétique à la rhétorique n'est que l'un des multiples rapports critiques comme les rapports à la psychanalyse, à la pensée des sujets, à tout ce qui est pensée du langage. Ce rapport à la rhétorique que je vois de façon très claire, je résumerai d'une phrase ce que j'en dis dans Politique du rythme, politique du sujet (Verdier, 1995) : c'est la nécessité de repenser ce qui a été perdu depuis Aristote, à savoir l'implication réciproque chez lui, avec le sens que, lui, donnait à ces termes, de la poétique, de la rhétorique, de l'éthique et du politique. Bien sûr, je ne fais pas par là un retour à Aristote. J'expose qu'il y a un savoir perdu, une force perdue, et un sens de la force perdu. Un SprachSinn, un sens du langage. Ce n'est pas par hasard que j'emprunte un terme de Humboldt. Rhétorique chez Aristote désignait l'action par le langage, la façon dont l'avocat, pour convaincre, devait agir par le langage. En ce sens, la propagande est une héritière directe de la rhétorique au sens aristotélicien. C'est par rapport à ce sens premier de la rhétorique, en rapport aussi avec la sophistique des Grecs, que je suis obligé de faire une critique de la néo-rhétorique comme taxinomie des figures qui s'est installée dès la fin du XVIIIème siècle et que le structuralisme a curieusement renforcée. Dans la mesure où le structuralisme est, à mes yeux, un formalisme. Il s'agit donc de retrouver ce qu'Aristote appelait la rhétorique. En quoi la poétique est aussi une rhétorique au sens aristotélicien, c'est-à-dire une manière d'agir. Simplement, chez lui, la situation de l'action est celle de la tragédie et de l'épopée. On déforme déjà subtilement ces choses en parlant de genres littéraires. Il s'agissait d'agir. Et toute la fameuse purgation des passions chez Aristote participe de cet agir. Il s'agit donc d'agir et d'étudier comment le langage agit. Autrement dit, ce qui est l'élément visé, c'est l'activité du langage, ce n'est pas le sens. Je reprends sous le terme de théorie du langage ce qu'Aristote appelait la rhétorique. Je parle de poétique mais dans un sens qui est transformé par le déplacement de la pensée du langage vers le rythme, vers le continu et non plus dans le discontinu, par le lien que je suis obligé d'observer avec les transformations de la poésie tout particulièrement et des choses du rythme, et le désamarrage entre la poésie et sa définition formelle à partir de Baudelaire. A partir de ce désamarrage qui fait qu'on ne peut plus avoir la commodité de penser la chose poétique, et même la chose littéraire, simplement en tant que forme. Il y a une séparation qui se fait qui procure une très grande difficulté de penser ce qu'on appelait poésie quand on l'identifiait de manière floue au vers, quand on était, sans en être trop gêné, dans la double opposition du vers à la prose qui était une opposition claire et de la poésie à la prose qui est une opposition brouillée, puisqu'elle suppose le paradigme prose / vers. A partir de là, il se fait, en lisant Baudelaire, une postulation d'une activité du langage telle que cette activité est une activité éthique. Si on pense au Dadaïsme, au Surréalisme, à toutes les avant-gardes à la fois d'avant et d'après la première Guerre Mondiale, il apparaît très fortement que la postulation poétique est inséparablement une postulation éthique et politique. Dès lors, il y a nécessité de penser l'une par l'autre la modernité par la poétique, la poétique par la modernité. Non pas la modernité au sens de la modernité des Lumières mais au sens de Baudelaire, et donc déjà dans le conflit entre plusieurs acceptions de la modernité. C'est ce qui transforme la poétique et ce qui fait, du coup, que la poétique, du moins ce que j'entends par là, a absolument besoin de penser corrélativement, inséparablement et dans une transformation mutuelle, la théorie du langage, la théorie de la littérature, l'éthique, le politique et la politique. Si je regarde la philosophie dans ses sous-disciplines qui sont les héritages mêmes de l'hétérogénéité des catégories des Lumières, je constate que ceux qui se consacrent à l'éthique ne se consacrent qu'à l'éthique. Bien sûr, il existe quelques passerelles mais ces passerelles ne sont que des passerelles. Si je peux faire une comparaison, comme l'harmonie imitative est une passerelle entre le sens et la forme. Ce n'est donc pas une pensée de l'intégration maximale et de la transformation maximale les unes par les autres de toutes ces "disciplines". Si l'on regarde les philosophes, ceux qui font de la philosophie politique font de la philosophie politique, ceux qui font de l'esthétique, sauf quelques exceptions, ne s'intéressent pas à la philosophie politique. Il y a donc là toute l'histoire de l'esthétique avec ses problèmes propres. Je suis obligé de faire la critique de l'hétérogénéité des Lumières, critique de l'hétérogénéité que je fais à partir du poème, de la pensée du poème et plus généralement, de la chose littéraire, dans sa spécificité, quels que soient les genres et l'infinité des réalisations dans les oeuvres (Note 1). C'est paradoxalement de la poétique que part cette postulation de la nécessité de la poétique pour la philosophie politique, de la poétique pour l'éthique, de la poétique pour la rhétorique, de la poétique pour la psychanalyse et réversiblement. Car là, on n'est pas du tout dans une logique dialectique à la Hegel. C'est une logique de la réversibilité : il est indispensable que chacun des termes soit maximalement transformé par les autres et transformateur des autres, sans quoi on reste dans les catégories telles qu'elles sont dans le monde tel qu'il est. Ce qui peut se résumer dans la formule que le monde, c'est-à-dire le rapport au monde, le rapport à la pensée ne change que par ceux qui le refusent, et contre toutes les formes d'acceptation.

C'est ce qui me pousse à penser que la pensée est finalement très proche de l'art. Ce n'est pas une science puisque la poétique est une réflexion sur l'inconnu, sur ce qu'on ne connaît pas. Elle est très proche du poème au sens où le poème est une invention du sujet, une intégration maximale de formes de vie et de formes de langage. Où l'on retrouve Wittgenstein. Il n'y a poème, dans ce sens extensif, que s'il y a subjectivation maximale par une forme de vie d'une forme de langage et réciproquement. Sinon, on a des formes de langage avec ce que l'on appelait, à l'époque de Tel Quel, de l'expérimentation, et de l'autre côté, des formes de vie, c'est-à-dire dans le pire des cas, de l'émotionnalisme, une conception émotive de la poésie. Aussi le rapport de la poétique à la rhétorique est-il un rapport à la fois critique et polémique, au sens du philologos socratique. Rapport où je travaille contre la confusion entre rhétorique et poétique. Or cette confusion est fréquente de nos jours et depuis longtemps. Elle consiste, par exemple, à croire que l'oeuvre de Genette est un travail de poétique, alors qu'à mes yeux, c'est un travail de néo-rhétorique.

Il se trouve que je viens de découvrir un mot et je vais vous en donner la primeur. Je lis beaucoup de catalogues de libraires antiquaires et je viens de trouver dans un titre d'un livre de discussion théologique du XVIIIème siècle un mot qui n'est dans aucun dictionnaire. Il s'agissait d'une critique des Sociniens et des Tropolâtres. Alors ça, c'est une extase, les Tropolâtres. De ce point de vue, la néo-rhétorique est une tropolâtrie...

A. B. : - Revenons sur un aspect de la rhétorique que vous venez d'évoquer. C'est Aristote, en effet, qui vous accompagne tout au long de Politique du rythme, politique du sujet. Vous semblez avoir nuancé votre point de vue sur lui depuis Pour la poétique 1 (Gallimard, 1970). Mais dans Politique du Rythme, politique du sujet, vous commentez cependant peu sa Rhétorique. C'est Kenneth Burke, que vous découvrez alors, qui le remplace : pour quelles raisons ? D'autre part, si vous insistez à juste titre sur la solidarité et l'interaction entre poétique, rhétorique, éthique et politique, il semble que vous laissiez de côté tout un pan de l'oeuvre chez Aristote. Par exemple, la Physique, la Métaphysique, etc. N'est-ce pas reporter ici la division contemporaine entre sciences historiques et sciences de la nature sur l'oeuvre du philosophe ?

H. M. : - Je n'avais pas du tout l'ambition de faire une relecture globale d'Aristote. Je ne me situais pas sur ce plan de l'histoire des épistémologies ou de l'histoire de la philosophie. Je me suis "emparé" de ce qui me concernait directement pour ce que les Allemands appellent les sciences de l'esprit, en présupposant, c'est vrai, une séparation antérieure à mon problème, entre les sciences de la nature et les sciences de l'historique. Dans ce moment du travail, sans préjuger de la suite, sans avoir d'opinion faite d'avance sur cette question, je me suis concentré sur cette question et sur cette question seulement. Le danger et la raison de cette focalisation, c'est de voir réapparaître d'une autre manière qu'au XIXème siècle, avec par exemple l'organicisme linguistique, un certain unitarisme épistémologique des sciences de la nature et des sciences dites sociales ou humaines. Les flous terminologiques sont déjà très révélateurs, surtout quand on additionne sciences de l'homme et de la société, ce qui n'est que l'héritage de l'humanisme abstrait, puisqu'il faut rajouter "société". Lapsus ou aveu. Tout ce qui est biologisation du langage ou d'autres éléments, par exemple, biologisation de l'antisémitisme est à mes yeux un terrain d'observation précieux pour lutter pour l'histoire, c'est-à-dire pour l'historicité radicale de ce qui est de l'ordre humain et social. C'est le langage qui est le point focalisant de tout ce qui est de l'ordre du social et de l'historique autant que des déshistoricisations. Tous les conflits entre essentialisation et historicisation se rencontrent dans les questions du langage, qu'il s'agisse de linguistique ou de philosophie, qu'il s'agisse du génie de la langue par exemple, ou de la chose poétique. Voilà pourquoi Politique du Rythme, politique du sujet essaie de penser tous les aspects de l'historicité du sujet.

Pour revenir à la néo-rhétorique, c'est tout le conflit entre langue et discours qui fait partie de ces conflits qui sont à la fois apparents et rendus inapparents pour les néo-rhétoriciens. Aussi la tâche de la poétique est-elle de mettre à vif les conflits : c'est ce qui fait le caractère critique de la poétique. En ce sens, ce n'est pas tout Aristote qui était ma visée. Cela dit, il est vrai qu'en même temps, c'était lié à une relecture de la Poétique autant qu'à une relecture de L'Ethique à Nicomaque. Ce qui est quand même très révélateur, c'est que dans L'Ethique à Nicomaque il y a des propositions sur la poétique, de même qu'il y a des propositions sur la politique. Ce qui est dit de la poétique dans L'Ethique à Nicomaque ne se trouve pas dans ce que nous avons sous le titre la Poétique. Ce que j'ai voulu mettre en avant parce qu'il me semblait que c'était une lecture nouvelle, sauf erreur de ma part, ce qui m'est apparu en fonction des questions nouvelles que je me posais, c'est qu'on pourrait voir le titre même de ce texte d'Aristote autrement. Non plus la "Poétique" ou "Sur la poétique" mais "Sur la poétique même". Peri poiétikès autês. Pour cette raison qu'au tout début du texte d'Aristote, quelques lignes plus loin, il y a cette chose paradoxale, contraire à tout ce qui suit : l'objet de la poétique n'est pas la différence entre ce qui est métrique et n'est pas métrique, ni la différence entre les genres, mais ce qui est sans nom jusqu'à maintenant. Cela a été pour moi une illumination parce que c'est toujours vrai. C'est ce qui explique que j'ai pu mettre à Critique du Rythme la dédicace à l'inconnu en pensant aux Grecs qui élevaient une statue au dieu inconnu. L'objet en effet de la théorie, c'est l'inconnu.

D'où une forme nouvelle de comique. Je pense au livre de Judith Schlanger, Le Comique des idées : on pourrait le transformer un peu en disant qu'il y a un comique de la pensée. De même qu'il y a un rire homérique, il y a un rire de la théorie. Ce rire commence déjà à voir la confusion entre théorie et structuralisme, c'est-à-dire à voir le lâche soulagement d'un certain nombre de littéraires qui, après ce qu'ils ont pris pour la fin du structuralisme, c'est-à-dire la mort du sujet, ont cru à la mort des structures. Le comique, c'est qu'on a confondu théorie et formalisme. Un livre récent d'Antoine Compagnon fait état de cet échec des théories (Note 2). D'où le rire néo-homérique de la théorie : il n'y a pas d'échec des théories parce qu'il y avait encore très peu de théorie. Il n'y a jamais assez de théorie. L'activité théorique est de l'ordre de l'activité artistique au sens où les inventeurs de pensée sont des artistes de la pensée. Certes, la chose à inventer n'est pas la même mais c'est exactement faire ce que Paul Klee dit dans la première phrase de son credo de 1920 : "L'art ne reproduit pas le visible. Il rend visible". C'est ainsi qu'on peut entendre le théorein chez Aristote, c'est-à-dire voir ce que l'on ne voit pas justement, voir l'invisible, rendre visible l'invisible. C'est le travail de la pensée, sinon ce n'est pas de la pensée mais de la reproduction des choses toutes faites, du prêt-à-penser. De même que l'amour de la poésie est le contraire absolu de la poésie. C'est l'amour de la pensée. Bien sûr, l'amour de la pensée, c'est déjà mieux que rien.

A. B. : - Un des lieux communs, si j'ose dire, de la rhétorique et de la poétique est le lien entre langage et action tel que vous le montrez chez Aristote et Burke. Or vous précisez cette idée d'action dans Les Etats de la poétique (P. U. F, 1985). Vous y affirmez que l'action est l'histoire dans le sens comme le discours est la langue dans le sens. Vous établissez un parallèle entre langue et histoire, action historique et capacité de discours d'un individu. Cette idée porte à conséquence puisqu'elle semble rompre avec les conceptions traditionnelles de l'histoire. Enfin, elle paraît fondamentale en ce qu'elle réactive l'idée d'engagement intellectuel.

H. M. : - Je rebondis sur les deux derniers mots que vous venez de prononcer "l'engagement intellectuel", parce que c'est ce qui implique la corrélation interne entre le poétique et le politique. Je n'aurais jamais fait ce travail sur Heidegger sans cette postulation de l'implication réciproque entre le poétique et le politique. Ce qui fait que Le Langage Heidegger (P.U.F, 1990) n'est ni du côté des heideggériens ni du côté des anti-heideggériens mais les critique tous deux, parce que tous deux, soit qu'ils séparent le grand penseur du petit nazi, soit qu'ils ne considèrent que le petit nazi, bien qu'ils soient à l'opposé les uns des autres, font la même chose. C'est ce que j'ai appelé l'opération Sainte-Beuve : continuer de ne pas penser le rapport entre poétique et politique. Où intervient l'éthique. En France, on a un cas superbe, c'est le cas Céline à propos duquel Philippe Sollers dans La Guerre du goût (Gallimard, 1994) dit : "Comment peut-on être un salaud si l'on est un grand écrivain ?". Comme il ne répond pas à la question qu'il pose, il présuppose une réponse négative : si on est un grand écrivain, on ne peut pas être un salaud. Ce qui est un contournement de la difficulté qu'il faut penser ensemble, et l'une par l'autre, la poétique et l'éthique. D'où inévitablement un travail que j'ai commencé d'entreprendre dans les livres que j'ai en cours pour penser non pas sans Foucault mais pour penser hors de Foucault. Il faudra apprendre à penser hors de ces vieilleries conceptuelles qui traînent des années vingt, de Georges Bataille et du Surréalisme qui touchent autant au poétique qu'à l'éthique et au politique. C'est-à-dire penser hors de Hannah Arendt, hors de Michel Foucault pour ne pas rester dans le prêt-à-penser qui, d'une part, confond complaisamment des choses très différentes (là, c'est la lignée de Hannah Arendt), et, d'autre part, continue de penser, par exemple, la folie et la littérature chez Foucault dans un rapport tel qu'il n'y a qu'une extériorité, une conception purement institutionnelle de la folie et une conception "folle" de la littérature. Ce qui fait qu'il ne retient que les fous : Artaud particulièrement et Nietzsche, comme si Nietzsche n'avait pas d'abord été philosophe et ensuite atteint de problèmes mentaux. Ce privilège néo-romantique de la folie, cet anti-bourgeoisisme mais aussi ce politisme chez Foucault qui ne va pas sans un certain prophétisme, fait qu'on ne peut pas ne pas se poser la question en réalité multiple de l'engagement intellectuel. Celle de la pensée comme intervention dans la pensée, c'est-à-dire intervention dans la société. Celle de l'erreur. Ainsi Foucault pour qui j'ai une immense admiration, a quand même accueilli Khomeiny comme un grand homme. Il est vrai que Heidegger avait dit : "Qui pense grand doit se tromper grand". C'est une excuse petite justement, pour du penser grand. Cela pose donc la question de ce qu'est un intellectuel ou du rapport entre épistémologie et université, entre les universitaires et les intellectuels ou les grands intellectuels.

Il n'est pas facile d'être un grand intellectuel. Il est sûr que l'anniversaire de J'accuse a remis en avant combien Zola avait été un grand intellectuel. Aujourd'hui, Bourdieu essaie de faire la même chose. Cela ne fait que trop penser à la fameuse phrase de Marx que l'Histoire se répète en farce. Mais enfin, l'intention y est. C'est un problème difficile à penser. Si je pense à des gens comme Péguy, Zola, Hugo, et ce n'est pas du tout limitatif, ce sont là des inventeurs de pensée qui, en même temps, ont été des intervenants dans la pensée. De grands intervenants comme de grands inventeurs de l'art de penser et donc de l'art d'écrire. Je constate que ces gens étaient la mauvaise conscience de leur temps. Le terme "intellectuel" était un terme polémique, au moment de l'affaire Dreyfus, jeté à la tête des dreyfusards par les antidreyfusards. Un peu comme pour les Impressionnistes : c'est un mot fabriqué par les adversaires. Au point que dans la notion d'intellectuel, à mon sens, il y a la notion d'opposant. Il y a la pensée de Nietzsche. Pour ces grands hommes, il faut d'ailleurs faire la différence entre leur nom et puis leur nom avec des guillemets. Nietzsche et "Nietzsche", Mallarmé, c'est-à-dire l'oeuvre avec son infini de chaînes interprétatives et "Mallarmé"... Chez ces intervenants dans la pensée, il y a ce que dit Nietzsche, une opposition au temps, à leur temps, un penser contre. Le Unzeitgemässe. La pensée intempestive. Elle n'est pas inactuelle. L'une des traductions de ce mot de Nietzsche, c'est Pensées Inactuelles (Unzeitgemässe Betrachtungen) qui est un contre-sens énorme, parce que dans le contexte même du texte de Nietzsche, il y a bien du penser contre ce qu'on est en train de penser en ce moment. C'est donc intempestif et non pas inactuel.

Or si je regarde ceux qui passent pour les grands intellectuels d'aujourd'hui, c'est-à-dire en fait les intellectuels médiatiques, eh bien, ils sont la bonne conscience de leur temps. Ce qui m'inquiète beaucoup. Qu'est-ce que je dois changer ? Est-ce que je dois changer le dictionnaire ? La définition d'intellectuel ? Ou est-ce que je dois penser que ce ne sont pas des intellectuels ? Il est vrai qu'il y a une différence massive avec l'époque de Zola, de Péguy ou de Hugo : c'est la médiatisation mondiale, mécanisée, numérisée de ce qui est médiatisable. Parce qu'il y a des choses qui ne sont pas médiatisables immédiatement. Mais ce qui n'est pas médiatisable, c'est comme si vous mettiez un disque sur votre tourne-disque sans mettre l'ampli. La presse, les médias sont les amplis. Vous pensez sans amplificateur de la presse, en réalité, vous n'existez pas au présent. Le présent et la médiatisation sont à tel point coextensifs qu'ils ne font plus qu'un. Ce qui élimine la recherche de la pensée. Le travail des grands éditeurs aujourd'hui va dans ce sens, vers le produit de grande consommation immédiate, au détriment de la recherche littéraire et de la recherche de pensée. Ce sont tous ces problèmes qui sont impliqués dans la notion d'engagement intellectuel. Ce que je voudrais en retenir, c'est essentiellement la notion d'intervention dans la pensée, parce que ça reste à mon sens le programme majeur de la pensée. Si penser n'intervient pas dans la pensée, ça ne sert strictement à rien de penser.

Ce qui nous ramène immédiatement à la onzième thèse de Marx sur Feuerbach, cette phrase fameuse que je cite de mémoire : les philosophes jusqu'ici n'ont fait qu'interpréter le monde, il s'agit de le transformer. Mais avec deux correctifs. Le premier, c'est que Marx oppose interpréter et transformer parce qu'il a préalablement identifié le langage des philosophes à la philosophie du langage et, malheureusement, pour sa pensée et pour toute une tradition de pensée, il a du même coup supprimé toute possibilité d'une pensée du langage. Résultat immédiat : il confond le langage et l'idéologie, la langue et le discours. Il n'y a donc pas, dans les concepts qu'il élabore, de place pour une théorie du langage. Le langage n'a de place possible que dans la superstructure et est immédiatement confondu avec l'idéologie. Il n'y a pas de pensée du langage et donc pas de pensée de la littérature non plus. Tout ce que peut dire Marx ensuite sur l'art est dérisoire et enfantin. Puéril. Le second correctif, c'est qu'il ne voit pas qu'interpréter, c'est déjà transformer. Il faut garder cette proposition de Marx en l'inversant complètement, parce qu'interpréter le monde, c'est le transformer. Il est indispensable que l'interprétation transforme sinon elle n'est que du commentaire, c'est-à-dire un peu ce que disait Claudel dont je ne me rappelle plus la phrase exacte : le commentateur est comme la teigne de la tapisserie qui croit la connaître alors qu'elle ne fait que la dévorer. Il y a une tradition vénérable et des problèmes du commentaire mais ce sont toujours des problèmes d'herméneutique. La question n'est pas ici celle de l'herméneutique mais celle de la pensée comme intervention dans la pensée. Il faut que la pensée transforme et donc que la pensée soit critique. C'est ce que je retiens le plus, quitte à avoir oublié certains aspects de votre question.

A. B. : - En réalité, ma question était plus générale. Elle portait sur la corrélation que vous avez établie entre l'histoire et la capacité de discours d'un individu. La langue n'a pas le sens, est sémantisée dans le discours, et de même l'histoire est sémantisée dans et par l'action.

Cette corrélation contient un problème. C'est à partir de Heidegger, et un article de Barthes en 1967 qui s'appelait Le Discours de l'histoire en est un jalon important, c'est à partir de cette lignée de pensée que se pose le problème de la réduction de l'histoire à son discours. C'est déjà le terrain où se situait, par exemple, un livre de Jacques Rancière, Les Mots de l'histoire (Seuil, 1992) que l'auteur avait ensuite réédité, je pense, en changeant légèrement le titre : Les Mots de l'histoire était devenu Les Noms de l'histoire. C'est toute l'opposition entre l'histoire-événement et l'histoire-récit, l'histoire-discours. Il y a deux problèmes. L'un que l'on pourrait situer dans l'ordre de la rhétorique et de la littérature, le problème de la confusion entre langue et discours qui contient à sa manière l'histoire puisque la confusion entre langue et discours au profit de la langue mène droit à la notion de génie de la langue. Notion confusionnelle superbe, merveilleux poste d'observation, puisque la notion de génie de la langue met tout dans la langue sans savoir tout ce que l'on dit par là si bien que le mot "langue" devient une cacophonie à la fois imperceptible et fracassante, car on ne se rend pas compte combien on dit de choses à la fois. La littérature, d'abord : dans ce genre de discours-là, on parle de la langue mais en réalité on parle de Pascal et de Montaigne. Ce n'est pas la langue mais la littérature, et l'invention de la pensée, de la philosophie. La culture, ensuite, la politique et la politique des langues, d'une langue sur les autres. D'où la notion que j'ai développée dans mon livre De la Langue française (Hachette, 1997), de guerre des langues par opposition à une paix des langues avec l'universalité du latin, langue du savoir et du sacré au Moyen Age jusqu'à la Renaissance. Il y a même un élément théologique qui n'apparaît pratiquement pas historiquement quand commence la guerre des langues au XVIème siècle avec l'imprimerie et l'afflux des lettrés grecs après la chute de Constantinople. Dans tout cela, il s'agit d'une pure politique des langues : d'abord éliminer le latin, ensuite éliminer l'italien. L'élément théologique, je ne l'ai vu dans aucun des textes du XVIème siècle ni du XVIIème au moment où intervient une raison pseudo-grammaticale pour le génie de la langue française. Il a fallu Fumaroli dans son texte Le Génie de la langue française qu'il a repris dans Trois institutions littéraires (Note 3) pour exhumer une pensée de l'époque de la première croisade sur la France, fille aînée de l'Eglise, pour réveiller un thème théologique dans cette notion du génie de la langue avec d'autres thèmes qui jouent aussi au XVIIème siècle. Ce n'est pas par hasard qu'il a aussi fait un essai sur la conversation qui joue sur le rôle éminent des femmes dans les Salons au XVIIème et XVIIIème siècles. Seulement, ce qu'il oublie de dire, c'est que ce rôle éminent des femmes est fondé sur une misogynie cachée. Les femmes sont plus près de la nature, de la langue parce qu' on ne leur apprend pas le latin. Ce sont les hommes qui sont corrompus dans leur rapport à la nature parce qu'ils savent le latin ou qu'ils l'ont appris. Je ne fais qu'évoquer ici grossièrement tout un morceau du rapport entre langue et discours.

L'autre rapport est, lui, beaucoup plus grave et tient à la pensée de l'histoire à travers la notion de discours. Quand l'histoire est ramenée à du pur discours, comme le fait Roland Barthes dans son article publié deux fois de son propre vivant, en 1967 et en 1980, à travers Michelet. Evidemment, l'exemple de Michelet prête à ce genre de mésaventures conceptuelles puisque c'est une forme d'historicisme romantique et une forme très littéraire de l'histoire. Ce qui disparaît dans cette réduction de l'histoire à son propre récit, c'est la critique historique et la notion même de vérité. En quoi c'est une pensée qui est une dérivée heideggérienne. Il n'y a plus la vérité au sens médiéval, scolastique, du terme comme adéquation de la chose et de l'intellect, il n'y a plus que du discours. Si l'histoire n'est plus que son discours, il n'y a plus aucune argumentation - c'est ce que ne semblent pas avoir vu Roland Barthes ni Jacques Rancière -, plus aucune argumentation possible contre cette autre dérivée heideggérienne qui est le négationnisme. Il n'y a plus que le discours, c'est-à-dire le discours des vainqueurs. Il n'y a pas d'histoire des vaincus même si certains historiens se sont attachés, par exemple pour l'Amérique latine à restituer une sorte d'histoire des vaincus, des Indiens exterminés par les Espagnols et le christianisme. Mais l'histoire des vaincus elle-même n'est qu'un discours. Il y a là un très grand danger, un vide conceptuel, un vide argumentatif et donc un vide rhétorique par rhétoricisation. C'est un phénomène paradoxal.

C'est deux massifs de problèmes que je vois entre langue et histoire.

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